“Fini fini, plus de Maman, jamais. Nous sommes bien seuls tous les deux, toi dans ta terre, moi dans ma chambre. Moi un peu mort parmi les vivants, toi, un peu vivante parmi les morts”, déplore Albert Cohen dans Le livre de ma mère.
Ce chant d’amour publié en 1974 révèle la complexité du lien maternel, avec tout ce qu’il peut inspirer de tendresse, de vénération et de regrets.
C’est cette ambivalence inhérente à la figure de la mère que met en avant l’exposition “À partir d’elle”, présentée au centre d’art LE BAL.
La mère, dont le regard nous fait exister pour la première fois, possède un caractère profondément énigmatique que cette sélection d’œuvres nous propose d’explorer.
Si ces dernières se différencient par leur contexte ainsi que par les approches esthétiques et formelles qui ont guidé leur réalisation, toutes prennent part à une quête qui excède le témoignage intime.
En effet, le rapport à la mère permet plus largement d’interroger non seulement les notions de filiation et d’héritage mais également de représentation.
Comment représenter l’absence ? Comment remédier au mutisme ?
Le médium photographique apparaît ici comme l’occasion privilégiée d’une mise au point. Il s’agit en effet pour nos artistes d’ajuster leur regard : certains, à l’instar du photographe anglais Paul Graham, décident de « zoomer », plaçant le focus sur le visage maternel dès lors converti en objet de fascination. D’autres procèdent par distanciation, le travestissement ironique mis en oeuvre par Michel Journiac dans sa série photographique “Hommage à Freud” est ici signifiant par le décalage qu’il propose.
Le projet de l’artiste sud-africaine Lebohang Kganye est encore différent : dans la série Her story, elle incarne une version dédoublée de sa mère en dupliquant deux photos similaires. Ce floutage volontaire de l’objectif révèle le caractère interchangeable des identités, la réflexion sur la mère devient réflexion sur l’ordre social établi.
Ici les objets ayant appartenu à la mère, tels que sa perruque et ses vêtements, deviennent éléments métonymiques de sa personne, fragments de souvenirs enfantins.
Car au fond, la perte de la mère n’est pas sans rappeler violemment la fuite du temps et la menace de sa propre mort. La manipulation photographique apparaît dès lors comme moyen de conjurer cette fatalité en tentant de saisir et figer quelque chose de la mère.
Ces artistes, en intégrant leur mère au processus créatif, actualisent ce lien mystérieux : “Photographier a été un moyen de construire une relation avec ma mère”, assure LaToya Ruby Frazier, tandis que Lebohang Kganye parle de “re-connexion”.
Une telle actualisation confère aux œuvres une vitalité émouvante, qui n’est pas dépourvue de sensualité : qu’elle passe par le port des vêtements de la mère, la mise en scène de ses crachats, comme dans le travail subversif de Ragnar Kjartansson, ou encore l’enregistrement de sa voix, tout tend à “faire corps” une dernière fois en un tête à tête artistique.
Le caractère à la fois personnel et universel de l’exposition fonde l’expérience du spectateur : au fil du parcours, il peut librement confronter ces collaborations filiales à sa propre expérience de la maternité et ne peut en sortir qu’enrichi.
Le BAL propose ainsi une approche profonde et singulière d’un des thèmes fondamentaux de l’histoire de l’art.
Avec les oeuvres d’Asareh Akasheh, Chantal Akerman, Roland Barthes, Anna et Bernhard Blume, Christian Boltanski, Dirk Braeckman, Sophie Calle, Rebekka Deubner, Helène Delprat, Latoya Ruby Frazier, Jochen Gerz, Paul Graham, Hervé Guibert, Mona Hatoum, Michel Journiac, Lebohang Kganye, Ragnar Kjrartansson, Karen Knorr, Anna Maria Maiolino, Ishiuchi Miyako, Pier Paolo Pasolini, Anri Sala, Ilene Segalove, Gao Shan, Mark Raidpere, et Michele Zaza.
Joséphine Renart
Du 12 octobre 2023 au 25 février 2024
LE BAL- 6 impasse de la Défense, 75018 Paris
Mercredi 12h-20h – Du jeudi au dimanche 12h- 19H