Doruido veut donner voix au manga audio

Tantôt dépeint en péril jeune, en phénomène de société ou bien encore en un réel mouvement culturel profond avec des codes établis : le manga divise. Sacralisé par une partie de la jeunesse, diabolisé par d’autres pans de la société, la bande dessinée japonaise s’est, bon an mal an, imposée. Une enquête Ipsos pour l’année 2022 révèle ainsi qu’une bande dessinée achetée sur deux en France, est un manga. Ce qui fait de la France le lecteur le plus assidu de ce genre, juste après le Japon !

D’un pur point de vue économique, les bulles japonaises se sont donc révélées être des alliées bienvenues d’un secteur du livre en crise. Il est ainsi tentant d’essayer de capter cette manne financière, mais aussi de toucher un public plus jeune, friand de ces histoires, mais souvent désintéressé par les autres programmes culturels dit « classiques ». Le lancement de Doruido par France Culture s’inscrit donc, avant tout, en ce sens.

Une volonté de réinventer le genre

L’antenne du groupe Radio France est néanmoins allée au-delà de cette réflexion première. En effet, elle n’a pas tant souhaité reproduire ce qui se fait déjà ailleurs, au risque de perdre au jeu de la comparaison. A l’inverse, c’est en se servant de ce formidable « espace d’innovation » qu’est la culture des « animés », que Blandine Masson, directrice des programmes, a souhaité parier sur un projet novateur : faire le « premier manga audio ».

Pour accomplir cette réalisation ambitieuse, un réel « travail d’ensemble » s’est alors imposé au service public. Ainsi, c’est donc chapeauté par l’ensemble des professionnels du groupe tricolore, qu’Elie Olivennes, jeune scénariste et réalisateur, a développé son projet.

Instinctivement, « je suis parti de l’idée de faire de l’audio » confesse-t-il. Baignant dans la bande-dessinée nippone depuis son adolescence, il s’est inspiré des bestsellers que sont Naruto ou One Piece pour créer un univers imaginaire propre.

 « Le fait de délaisser l’image au profit du son » peut apparaître comme « surprenant » avoue-t-il dans un premier temps. Mais au lieu d’y voir une faiblesse, voire un reniement par rapport au genre d’origine, la présence unique de l’audio permettrait au contraire une « plus grande ouverture de l’imaginaire » selon ses dires.

« Un travail classique »

Décrite comme une idée novatrice par le groupe radiophonique, Christophe Hocké, réalisateur de cette série audio, ajoute néanmoins que Doruido représente, en réalité, « un travail classique » pour le monde des ondes.

L’enjeu que pose ce nouveau podcast n’est finalement pas si différent, selon ce dernier, que celui d’un autre projet radiophonique qui aurait pour ambition de transposer quelque chose de visuel en un ensemble sonore. Si l’on suit la pensée du réalisateur, Doruido ne serait donc pas une réelle prouesse et n’aurait, in fine, de manga que le nom.

Que peut-on en effet souligner de différent entre une adaptation d’un conte fantastique classique, et ce manga audio ? En réalité peu de choses. L’absence d’image n’est pas problématique pour susciter l’imagination chez l’auditeur, mais le devient lorsqu’il s’agit de desceller, de percevoir l’originalité supposée de cette création.

Un vide, un manque apparaissent en réalité ici, alimentés avant tout par la communication très visuelle imaginée pour le lancement du programme. Notons l’affiche de réclame qui présente un dessin archétypal de la bande dessinée nippone : des couleurs vives et un coup de crayon appuyé pour donner un effet de mouvement. Un visuel tout à fait ad hoc, mais qui souligne et rappelle ô combien mangas et dessins sont indissociables.

Ce sentiment est également partagé face à ces artistes mangakas qui ont réalisé, à l’écoute de Doruido et de son monde imaginaire, différentes plaquettes pour proposer une interprétation des personnages. Anaïs Eustache y voit avant tout un univers très sombre, tandis que le toulousain Loui suggère une représentation de Ayden, le personnage principal, dans un style plus humain et moins mystique. Ces dessins sont d’une bonne facture, explorant des univers très différents. Néanmoins, toutes ces représentations sont autant de rappels insistants du principal absent de l’aventure : le dessin.

Influences diverses

Radio France joue ici quelque part à l’équilibriste : intimer l’idée que le dessin pourrait devenir accessoire, tout en incitant fortement à avoir recours à un papier et un stylo pour se figurer la série. Un jeu concours à l’occasion de la sortie de Doruido est d’ailleurs proposé, afin d’inviter les auditeurs à se fondre dans la peau d’un mangaka.

« Présents, ils sont absents » relevait le philosophe grec Héraclite ; ici absente, l’image est pourtant présente. C’est un tour de force que souhaite réaliser France Culture en misant sur l’audio et sur une suggestion d’images, pour provoquer l’imagination chez les auditeurs. Le procédé semble difficile, même si l’émission a des aspects qui pourraient jouer en sa faveur.

En effet, notons que cette série jouit d’une certaine liberté scénaristique qui lui permet de proposer un univers très varié et surtout peu commun pour un manga. L’auteur souligne ainsi qu’il est « le premier sans doute » à faire figurer des druides dans une œuvre de ce genre littéraire.

L’histoire se concentre sur un jeune garçon, Ayden, orphelin quelque peu malheureux et perdu. Sa vie bascule néanmoins lorsqu’il rencontre, fortuitement, un duo de druides. S’ensuit le début d’une collaboration entre eux, révélant alors la véritable nature de Ayden : son don pour la magie. Il a déjà fort à faire dans l’épisode 1, « Ayden, je te rencontre enfin », où il est confronté à un monstre arachnéen à la recherche insatiable de « nourriture ».

Une première influence de la série surgit ici : celle du genre « gore », c’est-à-dire un univers qui prête au registre horrifique en présentant des scènes sanguinolentes. Le sceau de la bande-dessinée nippone se ressent aussi, pour le réalisateur, dans la figure du monstre, « un méchant pas si méchant » ; une caractéristique commune dans beaucoup de mangas dit « shonen », à destination de la jeunesse.

Plus avant, l’émission propose néanmoins de sortir quelque peu du monde classiquement exploré par ce genre littéraire. Une ouverture sur le « celtique », avec ses légendes et ses mythes, est dès lors suggérée. La figure centrale du druide s’inscrit en ce sens.

Doruido peut ainsi tout à la fois faire penser à une histoire de sorciers novices en Irlande comme dans la célèbre suite romanesque de J.K Rowling, Harry Potter ; ou bien encore, rappeler aux plus anciens quelques réunions savoureuses de druides, cette fois-ci aux cheveux blancs, dans la clairière des Carnutes, centre névralgique de la Gaule Celtique…

« Un travail sur la voix »

Ce corpus d’influence participe à éveiller l’esprit de l’auditeur. Bercé ou non par l’écoute, il sera sans doute confronté à des images mentales qu’il se créera de toutes pièces. Pour l’équipe, c’est en tout cas l’objectif visé.

Afin de mettre toutes les chances de réussite de son côté, un grand « travail sur la voix » a, par ailleurs, été mené, précise Christophe Hocké.

Ces dernières ont été méticuleusement choisies par le professionnel. Des castings se sont ainsi déroulés, ce qu’il n’avait encore « jamais fait » auparavant. « Je cherchais une voix très nette, très directe » expose-t-il. Un certain timbre était en effet attendu afin de donner suffisamment de corps à cette série.

De plus, comme au cinéma, « les textes devaient être sus », et non simplement lus. Quant à l’enregistrement, le réalisateur a souhaité faire bouger ses collaborateurs en demandant des « corps engagés » durant les prises, complètent les acteurs-interprètes.

L’exercice s’est encore un peu plus compliqué du fait de la volonté de ne recourir à aucune « béquille » scénaristique. Ainsi, pas de voix-off ni d’indications précises au cours des scènes : uniquement des dialogues et des bruits ambiants, ou des mugissements. L’auditeur doit se faire sa propre histoire imagée ; dès lors, Doruido doit être un espace parfaitement libre, sans bornage pour celui qui l’écouterait.

Il ressort de ce travail de fourmi, qui a pris « plus de six mois » rien que pour la production et l’imagination du premier épisode, une impression d’écoute très réaliste.

L’on perçoit en effet bien toutes les recherches sonores réalisées. Les bruits et l’environnement sont, par exemple, incisifs.

Pour autant, le choix de proposer une aventure différente pour chacun des cinq épisodes de 30 minutes, instaure un rythme de narration quelque peu rapide. On peut avoir tendance alors à perdre quelque peu le fil. Le public jeune, ciblé avant tout, devra réaliser une certaine gymnastique intellectuelle pour ne pas être perdu.

Diffusé dans un premier temps uniquement sur le portail virtuel du groupe Radio France, Doruido compte néanmoins capitaliser sur son format inédit pour séduire. Alors qu’une seconde saison est déjà prévue, il est difficile de prédire l’accueil qui sera réservé à ce Conte de Perrault du XXIe siècle, revu et corrigé à la sauce Wasabi.

Gabriel Moser

Doruido – Saison 1. 5 épisodes de 30 minutes.

Disponible à partir du 6 mai à l’écoute sur le site : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-doruido-saison-1