Fendre l’air : défendre l’art
Matériau aérien, renommée volatile
Le musée du quai Branly place, au centre d’une collection sublime de deux cent œuvres, l’art caché de la vannerie japonaise. Malgré l’engouement moderne des occidentaux pour les arts asiatiques et l’appétit français pour les arts japonais, le savoir-faire de ces tisseurs de mérite reste peu connu en Europe. A ce titre, les nombreuses pièces de l’exposition sont, en plus de leur remarquable finesse, d’une grande rareté pour un musée national.
L’exposition, structurée en quatre parties, revient, en premier lieu, sur les racines chinoises des paniers et leur importance lors de la cérémonie du thé. La seconde partie met en lumières les plus belles pièces de l’âge d’or de la vannerie japonaise, tissées à partir de la seconde moitié du vingtième siècle. La troisième partie est entièrement consacrée au fondateur de l’art moderne du panier en bambou, Iizuka Rokansai. La grande Guerre aura porté un coups dur à l’art du bambou au japon, et entrainé une évolution des styles et des techniques de tissage, appréciables dans la quatrième et dernière partie de l’exposition.
Petite histoire d’un grand bambou
Utilisée dans l’agriculture et l’architecture, la vannerie japonaise apparaît au Moyen-âge, alors inspirée par les coutumes et les objets chinois, ou karamono. C’est lors de la cérémonie du thé, importée de Chine au neuvième siècle, que les paniers et objets en bambou révèlent leurs fonctions, esthétiques et pratiques. Le rôle des vanniers évolue ensuite au cours des siècles, conjointement à la fonction de leurs œuvres. Le tissage devient un art à part entière à la seconde moitié du vingtième siècle, soit, entre la terme de l’ère Edo (1603-1868) et le commencement de l’ère Meiji (1868-1912). Les artisans se faisant artistes, ils se détachent, dans un élan créateur, de l’influence chinoise, pour inventer de nouveaux courants. Influencés par leur riche clientèle de collectionneurs, ces objets d’art appartiennent désormais au style wamono, ou « objets japonais », par opposition au style karamono, dont étaient inspirés les objets d’artisanat des époques antérieurs.
Un matériau qui fend, littéralement, l’air
Le bambou est une herbe omniprésente dans l’archipel du Japon. On y rencontre plus de six cent espèces, dont la plupart sont utilisées par l’homme dans toutes sortes d’artisanats et d’industries. Son corps est flexible, solide, imputrescible. Ses fibres, souvent alliées à du rotin, sont utilisées par les tisseurs pour confectionner les paniers. Les sculptures en bambou modernes allant de quinze grammes à soixante dix kilos, les artistes unissent la force d’un tailleur de pierres et l’habileté d’un plumassier. La plupart doivent d’ailleurs produire eux-mêmes la matière première, très couteuse. Ils récoltent les tiges, les ébranchent, puis les pressent afin d’extraire l’huile contenue dans les fils. Après le séchage, les lanières de bambous sont tressées selon des procédés complexes et laborieux. Cela reviendrait, pour un peintre, à devoir tisser soi même ses propres toiles. Dans l’histoire de la vannerie japonaise, les fibres ont parfois été récupérées sur les toits de vieilles chaumières enfumées, leur donnant une teinte caractéristique, et même sur les hampes d’anciennes flèches militaires, leur offrant à nouveau la faculté de « fendre l’air ».
Entre l’art traditionnel l’art contemporain.
Les meilleurs vanniers japonais, passés maîtres dans l’art de tisser le bambou, ont acquis, grâce à leur mérite et à leur expérience, le titre de Trésors nationaux vivants. Si ces monstres sacrés du patrimoine produisent, de nos jours, paniers et vases destinés à l’ikebana, ou « arrangement floral », ils se consacrent aussi, pour une partie d’entre eux, à des œuvres dénuées de toute fonctionnalité, à caractères poétique et métaphysique. Les formes géométriques des ouvrages deviennent les contours terrestres des idées d’harmonie, d’équilibre ou de rythme. Ou encore, ils sont des allégories du temps, du vent, de l’océan, formées à partir d’enchevêtrements d’une grande complexité en essence mais étonnement simples en apparence. C’est un art du détail miniature, où les innombrables possibilités de tissage sont à la sculpture ce que les connexions neuronales sont au cerveau humain.
Par ailleurs, la sculpture de bambou ajoure à elle seul la façon toute particulière que les artistes et les artisans japonais ont de traiter leur art avec rigueur, amour et intelligence. L’art du bambou, tel qu’il est exposé au musée Branly est, de fait, l’idée d’une rencontre entre la fabrication, l’usage et la pensée, pour un matériau de tous les contraires : lourd et léger, creux et plein, rigide et souple, solide et fragile. Bien que plusieurs fois centenaire, les pièces uniques de l’exposition Fendre l’air démontrent que l’art du bambou explore des langages qui n’ont pas encore été prononcés, au même titre que tout art contemporain.
Catalogue Fendre l’air. L’art du bambou japonais, sous la direction de Stéphane Martin, 304 pages, 220 illustrations, 55 euros, coédition Skira / Musée du quai Branly – Jacques Chirac.
Jusqu’au 7 avril 2019,
Musée du quai Branly – Jacques Chirac,
37 quai Branly,
75007 Paris.
Mardi, mercredi et dimanche de 11 h à 19 h, jeudi, vendredi et samedi de 11 h à 21 h – fermé le lundi
Vladimir Couprie
Photos du musée