Tran Anh Hung est un réalisateur récidiviste qui persiste, filme et signe ses plats cuisinés : il avait déjà abordé la cuisine dans L’Odeur de la papaye verte qui avait remporté à Cannes dans la section Un certain regard en 1993 la Caméra d’or et le Prix de la jeunesse. Il se plonge ici dans la gastronomie française du XIXe siècle avec La passion de Dodin Bouffant, adaptation du roman de Marcel Rouff La Vie et la passion de Dodin-Bouffant (éditions du Serpent à plumes). Benoît Magimel dans le rôle-titre et Juliette Binoche dans celui de sa cuisinière passionnée, forment un splendide duo partagé entre cuisine et chambre. Tout en silence, concentré, sans un mot de trop, ni orgasme bruyant. C’est la recette savoureuse du bonheur, tout en saveurs subtiles et sensuelles, sachant qu’on ne peut devenir gastronome avant 40 ans : « Mange à la cuillère l’omelette, tu verras c’est meilleur », suggère Dodin à la jeune fille, élève douée qui reconnaît chaque ingrédient sans se tromper dans les plats concoctés avec amour, et sélectionnée par le réalisateur pour sa façon exemplaire de bien mâcher.
À la fin du XIXe siècle, Eugénie (Juliette Binoche) est une cuisinière de génie au service de Dodin (Benoît Magimal), un bourgeois retiré dans sa propriété d’Anjou qui voue sa vie à la gastronomie. Leur passion commune les rapproche et ils cèdent à des plaisirs plus charnels. Ils créent des plats savoureux que le gastronome partage avec un cercle restreint d’amateurs. Libre, Eugénie refuse le mariage, et, afin de la convaincre, Dodin décide de passer derrière les fourneaux. C’est sa déclaration d’amour originale sans les mots… mais avec des plats bien cuisinés, en prenant le temps de prendre le temps…d’être rassasié.
Lorsque Juliette Binoche demande à la fin à Benoît Magimel s’il la considère après vingt ans de collaboration comme sa femme ou sa cuisinière, elle remarque : « Benoît avait du mal à répondre ! Il voulait toujours dire « ma femme ». Or en répondant « ma cuisinière », il « rend justement à sa femme sa place, son indépendance dans un film beaucoup plus féministe qu’il n’y paraît », a-t-elle analysé, malgré la forte présence masculine à la table Dodin de dégustation.
« C’est trouver ce pour quoi on est fait qui rend la vie valable car on évolue par rapport à quelque chose de mystérieux, commente-t-elle. Ensuite on peut le partager avec quelqu’un, évoluer. Mais savoir qu’elle est cuisinière avant tout lui donne une clarté de ce pourquoi elle est faite. Cela ne l’empêche pas d’aimer et d’être aimée. »
Le chef Pierre Gagnaire, « directeur gastronomique » aux 14 étoiles Michelin, joue un petit rôle dans le film pour annoncer le menu pantagruélique d’un repas test qui dure la bagatelle de huit heures. Il précise : « Quand on cuisine pour des gens qu’on aime, ça change tout : c’est un moment magique plein d’émotions, une espèce de communion, voire une longue déclaration d’amour… »
Histoire de couples à plus d’un titre, La Passion de Dodin Bouffant célèbre enfin, on le comprend aisément, les collaborations professionnelles harmonieuses qui ont donné lieu à des histoires d’amour précieuses : celle des deux personnages tout d’abord, celle ensuite de leurs mythiques incarnants réunis à l’écran et celle enfin qui a lié le réalisateur et sa partenaire de travail Yen Khe, à la direction artistique, présente à ses côtés à toutes les étapes du projet. C’est à cette dernière que le film est dédié. C’est un éclairage puissant et charnel sur notre société de consommation, de satiété et d’opulence, comme l’a souligné Juliette Binoche sur France 5.
Christian Duteil