L’art, l’amour et la mouette

 

Hier soir, j’ai décliné la Nuit des Musées pour une invitation au théâtre : « la Mouette » le grand « classique » de Tchekhov. J’étais partagée entre la joie de réviser mes classiques et la peur de tomber « encore » sur une de ces pièces, mises en scène dans un jeu poussif et grandiloquent, sous prétexte qu’il s’agit d’un « grand » texte, d’un grand «  auteur »  qui a construit le théâtre, qui a construit notre culture. Seulement à force de « respecter» les lois, les règles, de devoir conserver la « tradition», ces œuvres en deviennent souvent conventionnelles et perdent toute vie, deviennent figées, telles ces œuvres installées à la contemplation  du public dans un Musée, décorrélées de toute la passion et des intentions sous-jacentes que portaient à l’origine leurs auteurs ou tout simplement du contexte de leur création.

C’était sans compter sur le talent de mise en scène de Thomas Ostermeier, traduit avec poésie par Olivier Cadiot.

Ce que j’aime par-dessus tout c’est l’intelligence des « propos » : au point final de la pièce, tout prend sa place, tout prend sens ; de cette cacophonie apparente et déroutante, le sens émerge dans une totalité façonnée avec agilité et dextérité. Tout de Tchekhov est présent, tout.

Ses préoccupations sociales et politiques qui ont mené sa vie, à travers son texte d’origine mais aussi les réflexions des comédiens qui ont abordé, aux détours, des sujets de notre temps, jusqu’au sujet épineux de la Syrie par le maître d’école  (Sémion Sémionovitch Medvedenko), est-ce une volonté de Thomas Ostermeier  ou un accroc du comédien (Cédric Eeckhout) ? sommes-nous encore dans la pièce ? et puis, le comédien/ le personnage revient sur le sujet de son amour incompris, partage t-il encore avec nous l’une de ses préoccupations du moment ou reprend t’il le texte de Tchekhov ?

Tout se mêle, s’emmêle et nous déstabilise.

Des clameurs montent du public, des mécontents, des  puristes conventionnels… le conflit des générations, l’un des sujets de la Mouette, se joue maintenant dans la salle ! Des gens partent avec fracas pour montrer leur contestation ; la liberté, que le metteur en scène et les comédiens ont prise avec la pièce est trop intolérable pour eux, ils crient au scandale, sont prêts à tirer sur l’artiste contemporain ! Sacrilège ! De quoi ont-ils peur ? C’est un autre regard, le point de vue d’un artiste sur l’œuvre d’un autre artiste, d’une autre génération.
En abîme se joue sur scène, comme dans la salle, cette confrontation des générations qui est alors palpable, cette peur viscérale de la liberté, dont tout le monde parle mais qui, lorsqu’elle se présente dans toute sa vérité, se heurte à la frustration et le scepticisme, crée des réactions violentes, étant trop effrayante face à des acquis bien confortables, des certitudes rassurantes.

Dans la pièce, la mouette apparaît alors comme une figure allégorique de la liberté de l’artiste, à la merci du premier porteur de fusil venu ; Konstantin Gavrilovitch Treplev (Matthieu Sampeur), empreint de détresse, tire sur une mouette dans son vol, sacrifiant par là, la seule chose qui aurait pu nourrir la passion dans sa vie, son art. Il abandonne, déclare forfait face à une mère, actrice reconnue (Irina Nikolaïevna Arkadina = Valérie Dreville), qui reste sur ses certitudes des formes anciennes du jeu théâtral et ne reconnaît pas la valeur créatrice de son fils artiste.

Mais La mouette est avant tout le symbole de l’existence de Nina Mikhaïlovna Zaretchnaïa, la belle et fascinante Nina (jouée par une étonnante et non moins fascinante Mélodie RICHARD), heureuse et libre près de son lac, mais détruite par Boris Alexeïevitch Trigorine (François LORIQUET), le « chasseur » dès qu’elle se donnera toute à lui et lui sacrifiera sa carrière d’actrice. Trigorine qui, par les notes qu’il prend à longueur de temps, et par son égocentrisme, vide de sa substance la vie de ses modèles en toute bonne conscience, comme il videra de sens, la vie de Nina, qu’il abandonnera.

Au-delà de ce tumulte, une artiste peintre (Marine DILLARD) fait apparaître sous son pinceau géant, le paysage de prédilection de Tchekhov : un lac au pied d’une montagne, entouré d’une végétation foisonnante. A chaque touche, nous tressaillons de voir l’œuvre perdre de sa superbe alors qu’elle prend, au contraire, de plus en plus de substance et de présence.  Comme un fil d’Ariane, l’œuvre paysagée avance au rythme que la pièce s’installe : chaque touche renforce la présence de chacun des éléments de ce superbe paysage bien  que la peinture dégouline sur le reste de la toile, tout comme la personnalité des différents personnages se dessine au fil des éclats de voix, pendant que chacun de leurs actes et de leurs décisions se répercutent et ont des conséquences sur le destin des uns et des autres. Les ficelles du drame ultime se tissent : le maître d’école Medviedenko, un brave homme, aime Macha, la fille à tendance alcoolique et déprimée de l’économe de la propriété. Macha, pour sa part, est amoureuse de Konstantin, le fils d’une actrice reconnue (Arkadina), qui courtise Nina. Mais Nina tombe amoureuse du célèbre écrivain, Trigorine, l’amant d’Arkadina.

Un épais silence s’installe au sein du public, la pièce de Tchekhov se joue dans son texte originel.

Les commentaires des comédiens viennent en échos aux pensées qui nous traversent et soulignent d’un trait discret l’une des réflexions de l’auteur, l’un des axes de travail de son metteur en scène.

Vous n’êtes plus seulement sur une linéarité de récit, vous êtes sur la multidimension de la pensée humaine. Plusieurs portes s’ouvrent, plusieurs chemins vous sont donnés, à vous de les emprunter ou pas.

La véritable liberté en somme.

Une œuvre n’est elle pas celle qui nous fait ressentir de l’émotion et nous emporte vers un monde connu, qui n’est plus tout à fait celui de l’artiste, mais qui est totalement le nôtre ?

Vous comprendrez alors, que je ne suis pas allée voir passivement une pièce, j’ai vécue la pièce et ressentie l’univers de Tchekhov. Pour cela Mesdames, Messieurs les artistes et acteurs de la production, je vous en remercie. Quel plus bel hommage rendre à Tchekhov que celui de faire vivre son Art !

La Mouette, d’Anton Tchekhov
adaptée et mise en scène par Thomas Ostermeier
du 20 mai au 25 juin 2016 au Théâtre de l’Odéon – 75006 Paris.

Christine Labbé