“L’architecte est un nageur de longue distance”, affirme l’artiste Bijoy Jain, créateur du studio Mumbai en Inde.
Et c’est cette endurance que révèle son nouveau projet intitulé “Le souffle de l’architecte”, une exposition sous le commissariat d’Hervé Chandès imaginée spécialement pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain.
Pour cette exposition, qui occupe l’entière surface de l’institution, intérieure comme extérieure, l’artiste a imaginé un véritable dialogue unissant ses œuvres au sol.
En effet c’est une conversation élémentaire qui est proposée, incluant également le travail de l’artiste chinoise Hu Liu et de la céramiste danoise Alev Ebüzziya Siesbye que Bijoy Jain a eu à cœur d’exposer pour mettre en avant leur aura.
Différentes structures se déploient au sein de la partie centrale du bâtiment ainsi qu’au sous-sol et tissent une relation intime qui place l’homme au cœur de son environnement.
On remarque une précision graphique et de subtils jeux de lumière en observant ces compositions variées ; que ce soient les pièces de mobilier, qui occupent une place très importante dans la pratique architecturale du Studio Mumbai, ou les différentes sculptures animalières posées directement au sol ainsi que les tissages qui ornent les murs.
Dans la partie supérieure du bâtiment a été installé un grand chapiteau en bambou avec des sculptures circulaires massives qui apparaissent comme autant de planètes.
A cette cosmogonie architecturale s’ajoutent des chaises tissées et des petits bancs en pierre sur lesquels on peut s’asseoir pour expérimenter cette assise profonde et spirituelle.
La scénographie dans son ensemble donne l’impression chaleureuse d’une reproduction d’habitats ancestraux, habités par une présence non humaine, mais matérielle.
Dans la deuxième grande salle se poursuit l’installation de ces vestiges animés et un grand tapis tissé épouse les dimensions du sol.
Dans la partie plus sombre du sous-sol s’alignent différentes petites sculptures qui évoquent un jeu d’échecs animalier ainsi qu’une variété de créations murales, des constructions ficelées en bambous, des bols en céramique.
Ces compositions originales épuisent les notions de gravité et de symétrie et en cela matérialisent les multiples liens, puissants ou tenus, qui fondent la matière de l’architecture, pratique véritablement considérée par Bijoy Jain comme une re-ligion dans son sens 1er de re-ligare, relier.
C’est donc de manière cohérente que toutes ses structures semblent tendre vers une certaine sacralité : dans l’oeuvre Tazia Study, des bambous sont regroupés afin de composer des cénotaphes miniatures, reproduisant dès lors les tazias destinées à être portées sur les épaules lors de processions religieuses.
Le rapport primaire la nature établi symbolise à la fois une densité et une fragilité : l’usage de bambous dans l’œuvre Tazia Study pour composer des cénotaphes miniatures témoigne aussi de la tangibilité matérielle.
En choisissant de considérer le corps comme un tabernacle sensoriel, les artistes proposent une expérience immersive, intime, mais aussi humaniste.
Il s’agit donc d’explorer cette mémoire émotionnelle en invitant à la contemplation ; des structures en bambou ficelé telles que Prima Materia ou encore Mandala Study laissent filtrer la lumière et sont caractérisées par un équilibre apaisant.
De la même manière, les nombreuses sculptures en pierre alignées au sol apparaissent comme autant de totems invitant à une posture contemplative. Elles reflètent le fait que les artistes procèdent par itération et s’inspirent du quotidien et de la ritualité.
Un tel ancrage dans l’essence du matériau n’est pas sans rappeler la démarche entreprise par l’écrivain Francis Ponge, qui, dans son recueil Le Parti Pris des Choses, explore la densité et la richesse des éléments primaires.
On peut donc parler d’une poésie de l’existence pour ce projet qui a nécessité trois semaines de travail passionnant et dont le produit reflète la pratique quotidienne du Studio Mumbai.
La régularité du geste n’exclut pas la créativité ; mélange de couleurs, de matériaux (pierre, argile, brique, coton), de support (bambou, bois) ou bien de tapisseries naturelles (terracotta, bouse de vache…)
Bijoy Jain apparaît lui-même comme un artiste à la frontière entre les disciplines : design, littérature, philosophie et propose donc un véritable espace d’échange et de création.
Ce désir d’une conversation entre l’intérieur et l’extérieur permet d’aborder subtilement la notion de lisière, de seuil, en ce que les créations se présentent comme des portails ouverts sur un autre univers.
Si on peut observer l’abolissement des frontières spatiales, consistant à amener la ville à l’intérieur du bâtiment et sortir ce qui s’y trouve vers l’extérieur, on peut également ressentir celui des frontières corporelles en déambulant dans la fondation.
De la connexion avec le milieu naturel on en arrive à une certaine confusion, il s’agit de s’oublier pour totalement apprécier l’énergie que délivrent ces singulières compositions.
Le souhait formulé par Bijoy Jain consiste à montrer qu’une nouvelle vie est possible et que cette vie est une vie de paix, un espace de respiration dans lequel s’entremêlent fragilité, résilience, force, espoir et beauté.
D’où la mention dans le titre de l’exposition du “souffle”, qui s’est avéré être la ligne directrice, de ce projet dont les œuvres figurent en effet le va et vient, le mouvement lent mais vital qui anime les êtres.
Inspiration, expiration… et cette aération est pleinement ressentie grâce à la hauteur du bâtiment, la nature qui l’entoure, les jardins qui en font véritablement partie et qui sont aussi investis par les productions.
De ce rapport d’inclusion découle une agréable harmonie entre l’espace naturel et la création architecturale que laisse pleinement apprécier la grande verrière du bâtiment de Jean Nouvel.
“Le souffle de l’architecte” apparaît donc moins comme une exposition que comme un paysage intérieur, vaste métaphore de notre espace intérieur avec ses ancrages et points forts mais aussi ses états éphémères, sensations passagères.
Dès lors, l’interpénétration de l’intime humain et matériel fonde l’expérience de ce parcours et le constitue comme un espace fructueux de rêverie où l’on peut entendre, si l’on tend l’oreille, “le bruit du silence” …
Quelques mots sur les artistes :
Bijoy Jain :
Né en 1965 à Mumbai en Inde, Bijoy Jain se forme à l’architecture à l’université de Washington de St. Louis, aux États-Unis. Il travaille à Los Angeles et à Londres avant de retourner en Inde en 1995, année où il fonde le Studio Mumbai. Le Studio fonctionne comme un groupe interdisciplinaire d’architectes, ingénieurs, maîtres d’œuvre, artisans, techniciens et artistes de tous les continents. Qu’il s’agisse de mobilier ou d’architecture, le temps, l’eau, l’air et la lumière constituent les fondements de chacune des réalisations de ce collectif…. l’homme dans la nature – la nature dans l’homme.
CARTIER 12
Alev Ebüzziya Siesbye : accorde une importance particulière dans ses céramiques à l’essentialité des choses et des êtres, en proposant notamment à travers ses bols, une apesanteur, une sorte d’immobilité active qui la singularise et cette quiétude et apaisement rapproche son travail de celui de Hu Liu. Ses dessins monochrome noirs réalisés entièrement au graphite par l’itération d’un même mouvement et pour elle, ces dessins proposent de mettre en avant la spontanéité naturelle, un voyage au cœur de la Terre et à l’épicentre profond et vivant de cette dernière.
CARTIER 13
Pour prolonger l’exposition, un catalogue dirigé par Tatou Sato et un film dressant un portrait personnel de Bijoy Jain sont proposés.
Joséphine Renart
Du 9 décembre 2023 au 21 avril 2024
Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 boulevard Raspail, 75014 Paris
ouvert du mardi au dimanche, de 11h à 20h
https://www.fondationcartier.com/expositions/bijoy-jain-studio-mumbai-le-souffle-de-larchitecte