Lee Ungno, L’homme des foules
Lee Ungno (1904-1989), artiste d’avant-garde après la guerre de Corée, prisonnier politique durant deux ans et demi sous la présidence de Park Chung-hee (1917-1979) et peintre militant pour la paix et la démocratie dans ses dernières années, incarne de larges pans de l’histoire de la Corée du Sud et de sa modernisation.
Son apport au renouvellement de la peinture à l’encre, après la partition de la péninsule en 1953, et son travail sur les Foules, perçu comme l’un des symboles de la transition démocratique, l’associent naturellement à deux moments clés du passé récent de son pays natal et justifient aujourd’hui son statut de représentant majeur du patrimoine artistique coréen.
En France, où il s’installe en décembre 1959, il devient l’un des membres d’une école de Paris jetant ses derniers feux, un artiste reconnu bénéficiant de multiples commandes publiques et un professeur passant pour l’une des figures les plus incontournables des échanges culturels entre l’Occident et l’Extrême-Orient au XXe siècle.
Si cette exposition a lieu au musée Cernuschi, ce n’est pas un hasard. Vadime Elisseeff (1918-2002), alors directeur de l’établissement, parraine en 1964 la fondation par l’artiste de l’Académie de peinture orientale de Paris, puis ouvre les portes du musée à Lee Ungno afin que ce dernier puisse y organiser ses cours et effectuer des démonstrations à destination du public.
Au fil des manifestations, des expositions organisées en 1971 et en 1989, le musée Cernuschi constitue, grâce à la générosité du maître et de sa famille, le fonds d’œuvres consacré à ce peintre le plus important en dehors de la Corée. Cette collection, agrémentée de cinq prêts, permet aujourd’hui de présenter un panorama presque complet du travail à la fois varié et profondément cohérent de Lee Ungno, des années 1950 à sa mort en 1989.
Du peintre traditionnel à l’artiste contemporain : Lee Ungno remporte ses premiers succès dès les années 1920-1930, grâce à la représentation de sujets classiques de la peinture lettrée. Toutefois, la domination des nouveaux modèles imposés par les autorités coloniales japonaises pousse Lee Ungno à parfaire son éducation dans l’archipel, à partir de 1937. Il s’y familiarise avec un vocabulaire occidental et avec la manière de l’intégrer dans des styles de peinture à l’encre.
Pendant les années 1950, les sujets passent progressivement au second plan, Lee Ungno se consacrant à l’exploration des virtualités plastiques de l’encre et des couleurs, sous l’influence partielle de l’abstraction occidentale.
Lee Ungno calligraphe : l’artiste profondément enraciné dans la tradition picturale coréenne, appose régulièrement des inscriptions sur ses œuvres à l’encre sur papier et produit également de nombreuses calligraphies autonomes. Toutefois sa disposition à l’égard de l’écriture semble relever moins d’une culture littéraire, malgré quelques références à des textes classiques, que d’un attrait pour son potentiel plastique. Dès les années 1950, alors que Lee Ungno s’engage dans un va-et-vient entre la figuration et l’abstraction poursuivi jusqu’à la fin de sa carrière, il trouve dans les caractères chinois la source d’un répertoire de formes au statut ambigu, entre signe arbitraire, idéogramme et pictogramme en rapport visuel direct avec un référent naturel. La calligraphie apparaît dès lors comme le moteur de son inventivité artistique.
Foules : Les abstractions calligraphiques des années 1970 sont peuplées de nombreuses figures humaines, plus ou moins aisément reconnaissables, qui prennent leur source dans les travaux effectués en prison entre 1967 et 1969. D’abord difficilement identifiables, leur forme se stabilise petit à petit sous les traits d’un pictogramme, liant en un unique motif, constitué de lignes perpendiculaires et sommé de cercles, plusieurs personnages vus de front. Leurs silhouettes, dans un premier temps emprisonnées au sein d’une structure rigide et statique, s’animent progressivement, tandis qu’elles commencent à être individualisées et multipliées côte à côte dans des compositions systématiques. Leurs positions dynamiques et la répétition à l’identique de leurs mouvements évoquent des danses ou des activités collectives codifiées, mais témoignent aussi, par leur répartition dans l’espace selon un ordre strict, du goût de Lee Ungno pour la constitution et la dissémination homogène de modules plastiques sur la surface de ses supports. La répression brutale du soulèvement de Gwangju en 1980 change la nature et la portée de ce travail. Profondément marqué par cet événement, Lee Ungno commence alors à réaliser également de gigantesques foules, agglomérat de personnages dotés chacun de leur vie propre, qui représentent le cri du peuple face à cette brutalité, puis son énergie, sa capacité à s’unir et à réclamer la mise en œuvre d’idéaux progressistes. Lee Ungno devient ainsi le symbole de la résistance au totalitarisme et de l’accession, longtemps retardée, de la Corée du Sud à la démocratie.
Musée Cernuschi
Musée des Arts de l’Asie de la Ville de Paris
7, Avenue Vélasquez Paris 8e
Ouvert tous les jours de 10h à 18h, sauf le lundi et certains jours fériés
Photos : Véronique Grange-Spahis