Peindre Hors du Monde à Cernuschi

Moines et lettrés des dynasties Ming et Qing

Les vénérables arbres du parc Monceau ont toute la légitimité pour inviter le passant ou le promeneur, le touriste voire l’afficionado des cultures anciennes, sans oublier les sinophiles avertis, à cette exposition exceptionnelle ouverte dans l’un des plus anciens musées de la capitale géré par la douce Ville de Paris. Cernuschi accueille 60 000 visiteurs par an.

Eric Lefevre et Maël Bellec, respectivement directeur et conservateur des collections chinoises du musée Cernuschi présentent un ensemble de plus de 100 chefs-d’œuvre de la peinture chinoise ancienne. Ces peintures et calligraphies sont exposées en Europe pour la première fois. Elles sont nées du pinceau des plus grands maîtres des dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912). Avec une précision : la calligraphie engage le corps de l’artiste. Le poignet ne bouge jamais. Juste le bras.

Ces œuvres, Mise en abîme d’une peinture inconnue, celle des moines du XVe siècle ont été rassemblées par le collectionneur Ho Iu-kwong (1907-2006) qui selon la tradition chinoise, leur a donné le nom de Chih Lo Lou, signifiant « le pavillon de la félicité parfaite« , devenant ainsi une œuvre à part entière, porteuse d’une certaine vision de l’histoire de la Chine et de son art. Il les a ensuite offertes au musée d’art de Hong Kong en 2018.

Trois siècles de peinture chinoise

Les œuvres de l’exposition Peindre hors du monde ont été créées à un moment clé de l’histoire de la Chine, entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIIe siècle, une période marquée par une profonde rupture historique qui se traduit par une alternance dynastique. Au cours de ces trois siècles faits de grandeurs et de misères, les aspirations millénaires des sages et des poètes à se retirer du monde pour vivre parmi les forêts et les montagnes prennent un sens nouveau sous le pinceau des peintres. Ainsi, on peut avoir une perception du caractère moral d’un peintre et de sa carrière du XVIIe siècle. L’artiste signe pour des compositions illustrant des paysages idéaux, des rêves, des voyages. Il s’expose aussi face au réel. L’artiste va s’enrichir et sa famille va obtenir des postes.

 Qiu Ying (v. 1494-v. 1552)Collection Chih Lo Lou © Musée d’art de Hong Kong

Il n’y a pas plus poétique que la Chine ancienne même si cette poésie cache souvent la misère de ses peuples et la belligérance permanente d’une gouvernance impériale avide de repousser sans cesse ses frontières. Mais comme des hôtes aimables, commençons par montrer le jardin à nos invités et s’ils tombent vraiment sous le charme, nous les emmènerons à la montagne.

Jardins, paysages et quête de sagesse Le genre du paysage exerce un rôle majeur dans l’histoire de la peinture chinoise depuis la dynastie Song (960-1279). Sous les Ming, paysages et jardins sont investis de nombreuses significations, reflets des pratiques collectives, mais aussi des aspirations les plus personnelles. Ainsi, les jardins du Sud de la Chine évoqués par les célèbres peintres, comme Shen Zhou (1427-1509) ou Wen Zhengming (1470-1559), présentent l’image poétique d’un idéal partagé par de nombreux lettrés de leur temps. Au sein d’une vie principalement dédiée aux devoirs de leurs charges administratives, certains entrevoient dans ces coins de nature, des lieux où la quête de sagesse devient possible grâce à l’étude et la méditation. D’autres décrivent, sous la forme de vastes paysages qui se déploient sur de longs rouleaux, les étapes de voyages accomplis en rêve.

 shitao 1642-1707 peintures d’après les poèmes de Huang Yanlu feuille 1701-1702 Collection Chih Lo Lou © Musée d’art de Hong Kong

La montagne, refuge et source d’inspiration Pour ces lettrés, l’effondrement de la dynastie Ming et la conquête de l’empire par les Mandchous sont des événements profondément traumatisants. La prise de Pékin en 1644 et la fondation d’une nouvelle dynastie sont suivies de quarante ans de résistance armée. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui refusent de servir la nouvelle dynastie Qing et s’isolent dans les montagnes. Renonçant à la carrière de fonctionnaire et masquant leur identité, certains deviennent moines.Ce sera le destin des peintres Shitao(1642-1707) et Bada Shanren (1626-1705), membres de la famille impériale déchue, qui, en revêtant l’habit monastique, ont fait des temples leur refuge et de la montagne leur source d’inspiration.

 Tang Yin (1470-1523) L’Ermitage aux fleurs de pêcher, non datéEncre sur papier28 x 117,3 cmCollection Chih Lo Lou© Musée d’art de Hong Kong

Et si nous commencions par savoir ce qu’est un lettré dans la Chine du XVe siècle qui a fait son renaissance-out depuis longtemps. Le néo confucianisme va mettre l’accent sur cette vie de lettré, sachant que la peinture est un outil de socialisation qui permet aux moines de vivre. L’art est alors décomplexé et les artistes vont faire partie à leur tour de la vie économique du pays. Ce lettré n’est pas fonctionnaire et ne perçoit pas de salaire, alors que la classe des marchands est en pleine expansion. La peinture de lettrés rassemble les valeurs d’un idéal, de l’étude et de la méditation. La région de Suzhou connait un véritable essor économique, grâce la riziculture et à la sériciculture (élevage des vers à soie). Des revenus fonciers et le soutien des classes marchandes permettent aux lettrés sans poste officiel de s’investir dans les activités culturelles : littérature, calligraphie ou peinture. Outre les candidats malheureux aux examens administratifs, de nombreux intellectuels choisissent d’échapper aux incertitudes de la vie mandarinale. Shen Zhou refuse ainsi de mener une carrière officielle, Wen Zhengming et ZhuYunming (1461-1527) y renoncent au bout de quelques années. L’art est-il une échappatoire au politique ou faut-il vraiment faire partie de la cour pour réussir ? Eternelle question. La peinture lettrée et littéraire sera cependant dédiée à des textes de poètes reprenant les thèmes de la source, des fleurs de pécher…

L’exposition est un véritable parcours, qui s’articule autour de 8 stations comme celle de la Passion ou plus orientales comme les 54 du Tokaido japonais. Stations humanistes et spirituelles mais pas religieuses, mise en lumière dans chacune des salles du musée. La première reprend les aspirations à la vie retirée, illustrées par les jardins et les paysages de l’école de Wu, nom ancien de Suzhou.

Shen Zhou (1427-1509) Le jeune Qian lisant (détail), 1483Encre et couleurs sur papier151 x 64,8 cmCollection Chih Lo Lou© Musée d’art de Hong Kong

La seconde station s’ouvre sur Dong Qichang (et non pas Don Quichotte) et l’art de la référence. A la fois peintre, calligraphe, critique et collectionneur, ce grand lettré de la fin de la dynastie Ming développe une vision indissociable de l’art du passé, imaginant un mode de création à part entière. Il identifie une lignée de peintres et établit une généalogie stylistique. La pratique consiste à prolonger l’œuvre picturale par des notes manuscrite qui explicitent les références de l’artistes. D’où ces nombreux idéogrammes assumés. Zhang Hong (1577-vers1652) etLan Ying (1585-vers 1664) pratiqueront à leur tour cet art de la création du passé.

Lan Ying (1585-v.1664) Paysages (détail), 1650Encre et couleurs sur papier167 x 44,6 cmCollection Chih Lo Lou © Musée d’art de Hong Kong

La troisième station se réfère à la calligraphie et à l’expression personnelle de la fin des Ming qui voit l’apparition d’une forme de calligraphie nouvelle, poussant le dynamisme et la singularité à son paroxysme. C’est ce que l’on appelle l’âge d’or de la cursive (caoshu). Les mouvements enchainés donnent l’illusion d’un trait de pinceau unique, courant de haut en bas de longs rouleaux verticaux. Cette période est caractérisée par la valorisation de l’étrangeté Qi, partagé par de nombreux lettrés comme Zhang Ruitu (1570-1644) ou Fu Shan (1607-1684).

Huang Daozhou (1585-1646) Poème en calligraphie semi-cursive, non datéEncre sur soie177 x 53,3 cmCollection Chih Lo Lou© Musée d’art de Hong Kong

La quatrième station ouvre sur une série de paysages idéaux, rêvés, réels, évoquant les étapes d’un voyage mais aussi donner à voir une série de vues imaginaires. Turner, Bacon ou Goya se seraient bien baignés dans la lumière des albums de Huang Xiangjian (1609-1673) ou de Gao Jian (1635-1713).       

Gao Jian (1635-1713). Paysages inspirés des poèmes de tao Yuanming, non daté. Encre et couleurs sur soie. Collection Chih Lo Lou. Musée d’art de Hong Kong

La cinquième étape est consacrée au quatre Wang, démonstration d’un nouveau classicisme. Ils incarnent la transmission de l’héritage pictural. D’une lignée artistique exemplaire, unis par des relations personnelles et par des références picturales communes, leur influence perdure jusqu’au XIXe siècle.

Wang Yuanqi (1642-1715) Paysage à la manière de Huang Gongwang, 1714Encre et couleurs sur soie104,8 x 53,3 cm Collection Chih Lo Lou © Musée d’art de Hong Kong

La sixième partie fait référence à Bada Shanren (1626-1705) et Shitao, (1642-1705) tous deux issus de la dynastie Ming, dont la chute les percute de plein fouet, vont devoir se réfugier dans la vie monastique. Si les deux artistes partagent des origines communes et une culture bouddhiste, le premier reste fidèle au Ming et le second cède aux sirènes du nouvel ordre politique du souverain mandchou.

Zhu Da (1626-1705), dit Bada Shanren, « Poisson » (détail), non daté Encre sur papier 26 x 51 cm Collection Chih Lo Lou © Musée d’art de Hong Kong1/2

La septième étape célèbre l’invention des Monts Huang ou monts jaunes. Avec des textes qui décrivent des pics vertigineux, des grottes et des cascades, des pins tortueux et des mers de nuages. Ce massif reculé va vite s’imposer comme un but de voyage, un lieu de retraite et une source d’inspiration sans égal dans le monde chinois. Hongren (1610-1664), Mei Qing (1624-1697) et Shitao (1642-1707) sont les nouveaux instigateurs de ce tourisme culturel

4 panneaux Mei Qing (1624-1697), Les Monts Huang, non daté. Encre et couleur sur papier 153 X 42cm X 4 Collection Chih Lo Lou. Musée d’art de Hong Kong

L’ultime et huitième étape de ce voyage dans le temps s’intitule de Nanjing aux Monts Huang, foyers de création et circulation des peintres. Les peintures chinoises portent en elle la trace d’échanges dont témoignent les inscriptions et les sceaux qui y sont apposés. Ces éléments révèlent souvent des liens entre personnalités d’une même ville. Dans le contexte troublé de la transition dynastique, les lieux de refuge comme les montagnes deviennent souvent des points de rencontres pour les peintres. La reddition pacifique de Jinling (Nanjing) aux mandchous lui permet de prendre son essor au début des Qing. Gong Xian (1619 -1989) célèbre pour son style dense est la figure principale de cette école qui va attirer de nombreux artistes tels Cheng Sui (1607-1692), Kuncan (1612-1673) ou Xiao Yuncong (1596-1669). Les Monts Huang donnent ainsi naissance à une école dont Hongren (1610-1664) sera la figure la plus éminente. Pour une lecture plus récente revisitons l’imaginaire de Marc Riboud avec les photographies de ses Monts Huang à lui. Cet extraordinaire globe-trotter et observateur obstiné de la beauté des êtres et des choses confiait : « Mon obsession, photographier le plus intensément possible la vie la plus intense. C’est une manie, un virus aussi fort pour moi que le reflexe d’indépendance. Et si le gout de la vie diminue, les photos palissent parce que photographier, c’est savourer la vie au 1/125 de seconde ».

Marc Riboud – Monts Huangshan 1990

Gong Xian (Jeune joncs et saules greles,, 1671. Encre sur papier 143 X 70 cm. Collection Chih Lo Lou. Musée d’art de Hong Kong

Ce musée et cette collection Chih Lo Lou restent infiniment précieux dans le cadre de la conservation et de la préservation des cultures anciennes mais aussi dans celui de l’apprentissage des savoirs et de la connaissance. Cependant, il ne faut pas se leurrer, la Route de la Soie a changé de sens. Dans tous les sens du terme. L’Empire du Milieu a repris les armes commerciales, économiques, culturelles et psychologiques pour repousser ses frontières jusqu’à ce qu’il le pût. Ainsi l’école confucéenne rehaussée de libéral marxisme croit en l’infiniment grand et en l’infiniment puissant. Le softpower n’est que le rideau du grand opéra Nuo. écran de fumée pour rentrer silencieusement et surement dans le hardware. Pour combattre l’adversaire aussi respectable qu’il fût, il faut le connaitre alors allons au musée, allons à Guimet, passons par Branly et finissons par Cernuschi qui se singularise par une scénographie exceptionnellement sobre et délicate, posant ces papiers précieux sur des murs couleur jade sombre avec des fonds plus clairs, soutenant le fil du dessin et permettant une perception sans équivalent de l’encre de chine. 不要忘记我们的博物馆 N’oublions pas nos musées !

Philippe de Boucaud

Jusqu’au 6 Mars 2022

Musée Cernuchi, 7 Av. Velasquez, 75008 Paris

Du mardi au dimanche de 10h à 18h, sauf certains jours fériés
(fermeture des caisses à 17h30).

Réservation en ligne fortement conseillée sur : www.billetterie-parismusees.paris.fr