Vouloir présenter Ravel sans évoquer son boléro serait étonnant ; prétendre cerner Ravel par ce même Boléro semble relever d’une boutade provocatrice. On sait le dédain qu’affichait le compositeur à l’égard de cette œuvre qu’il jugeait mineure ; un même ostinato rythmique répété cent soixante-neuf fois, sur lequel se dandinent deux thèmes qui passent d’un instrument à l’autre au cours d’un long crescendo orchestral… et une brève modulation finale. On est loin de l’orfèvrerie des Gaspard de la Nuit ou des concertos pour piano ! La renommée extraordinaire de cette pièce et sa postérité semblent effacer le reste de l’œuvre de Maurice Ravel ; « l’arbre qui cache la forêt », comme le présente le commissaire d’exposition Pierre Korzilius, contiendrait tout Ravel ?
C’est le parti-pris de cette exposition « Ravel Boléro » et la gageure à laquelle elle se confronte ; et sans plus de suspense, c’est une réussite !
Dès le début, le visiteur est plongé dans une ambiance teintée d’un onirisme moderne, à travers une réalisation signée François-René Martin et Gordon ; sur un écran de dix mètres de large se joue le Boléro, interprété par les musiciens de l’Orchestre de Paris, rangés en spirale autour des percussionnistes. Devant chaque interprète, une lanterne de couleur qui s’allume bleue, rouge ou jaune, en fonction de ce qui est joué ; thème, ostinato, ou élément rythmique. Il s’en suit un habile jeu de lumières, où les instruments et les visages, au gré des prises de vue, s’animent et jouent avec l’obscurité environnante. L’alternance des plans rapprochés et des surplombs crée un roulis ; le ton est au vertige. La spirale obsédante des musiciens aux lanternes, tandis que tourne la machine musicale, n’est pas sans rappeler certaines scènes splendides de The Tree of Life… s’annonce un voyage à la Jules Verne entre machines extraordinaires et galaxies imaginaires.
Toute l’exposition jouera par la suite de cette structure en spirale ; on navigue comme dans une constellation d’objets qui gravitent tous à plus ou moins grande distance autour du Boléro. Spirale, damier ou ostinato rythmique, la notion de motif est au cœur. De quoi rendre hommage au caractère mystérieux du compositeur ; loin d’être une mise en lumière du personnage, cette exposition rend à Ravel le clair-obscur qui entoura sa vie. Le Ravel pointilleux, ironique, enfantin, rêveur, moderne… C’est comme un scintillement à mesure que l’on parcourt ces objets, que l’on s’éloigne des uns pour se rapprocher des autres, et, qu’à l’instar du film d’ouverture, à travers diaprures et flares s’esquissent les traits d’un visage mouvant. On passe ainsi de l’affiche de la première du Boléro à de petits casse-têtes en bois, de l’Espagne à New-York, des dessins de costumes de l’Enfant et les sortilèges aux toiles réalisées par son père, du bureau de travail au set de manucure impeccablement ordonné…etc. Au fil des très nombreuses photographies et extraits de films qui ponctuent la visite et créent une trame imagée, sont diffusés des exemples de ce que le Boléro a connu de postérité en jazz ou encore en pop ; une expérience audio-visuelle inédite ! Inédites aussi, ces curiosités qui, pour de nombreuses d’entre elles, sortent pour la première fois de leur musée d’origine ou de la maison de Ravel de Montfort l’Amaury.
Depuis la commande faite par la danseuse licencieuse Ida Rubinstein en 1928 à la création de l’œuvre à l’Opéra Garnier en novembre de la même année, en passant par les influences basques et hispanisantes ou par le machinisme de la grande industrie, l’histoire du Boléro est l’occasion de brosser un portrait de la modernité du début du XXe et de croiser quelques personnages tels que Satie ou Prokofiev (on peut notamment contempler le cinquième coup d’une partie d’échecs entre Ravel et ce dernier, figé à jamais sur l’échiquier du compositeur).
Quelques éléments plus techniques permettent par ailleurs de saisir d’un coup d’œil la structure musicale de l’œuvre – on découvre à ce propos des écrits et dessins peu connus de Claude Lévi-Strauss !
Le Boléro apparaît finalement comme condensé des différentes facettes du personnage ravélien ; l’usage inédit du saxophone dans la formation orchestrale signe son appartenance à la modernité, quand le mécanisme musical rappelle son lien fort avec la grande industrie, ses machines et sa cadence répétitive. Le thème, support pour une danse espagnole, est celui du Ravel voyageur, tandis que l’agencement méticuleux de l’horlogerie musicale est écrit par le Ravel perfectionniste et pointilleux. Enfin, la réitération à l’envi du même motif musical – tandis que le compositeur est déjà connu pour ses Miroirs pour piano et leur finesse inouïe – témoigne du caractère ironique et pince-sans-rire que ses amis appréciaient chez lui.
On s’amuse de l’humour avec lequel l’exposition joue le propre jeu de Ravel, et on admire la qualité et le sérieux du parcours proposé, au milieu d’œuvres et de témoignages étonnants… en bref, une magnifique exposition à voir jusqu’au 15 juin 2025 à la Cité de la Musique !
Eloi Hostein
Exposition du 3 décembre 2024 au 15 juin 2025
Cité de la Musique, 221 Avenue Jean Jaurès, 75019 Paris
Ouvert du mardi au vendredi de 12 à 18 heures, samedi et dimanche de 10 à 18 heures. Fermé les 25 décembre et 1er janvier.