Shakespeare romantique : Füssli, Delacroix, Chassériau

« Shakespeare romantique », une exposition incontournable à la hauteur du dramaturge anglais !

Labellisée exposition d’intérêt national, « Shakespeare romantique » offre un brillant hommage au dramaturge anglais. Forte de ses liens avec le monde anglo-saxons et de partenariats prestigieux, avec les musées du Louvre et Delacroix,  la ville de Saint-Omer nous propose une exposition de qualité, du 24 mai au 30 août 2017, au sein du musée de l’hôtel Sandelin.

Genèse de l’exposition :

Tout commence en 2009, suite à la découverte du séjour de trois pères fondateurs des Etats-Unis d’Amérique (Daniel, Charles et John Carroll), sur le territoire audomarois. Intriguée, la municipalité décide de mener l’enquête afin de découvrir d’autres éventuels liens unissant la ville de Saint-Omer au monde anglo-saxon.

Pari gagnant, puisque le 25 novembre 2014, les équipes de la bibliothèque d’agglomération du pays de Saint-Omer retrouvent dans leurs fonds patrimoniaux un des premiers recueils des pièces de Shakespeare. Cette découverte est d’autant plus importante qu’il n’existe aucun manuscrit autographe de l’écrivain anglais. Il ne s’agit certes que du 233ème exemplaire des « Shakespeare’s first folio », mais, avec ses 26 pièces, c’est un des rares à présenter un état aussi satisfaisant de complétude et de conservation.

Publié en 1623, sept ans après la mort du dramaturge anglais, sous la forme d’un « in folio » (grand format), symbole de prestige, il aurait appartenu à un certain Thomas Nevill, un nom d’emprunt courant parmi les jésuites anglais réfugiés dans le coin. Ce dernier en aurait fait don en 1836, probablement à la bibliothèque de cet ordre religieux. Depuis lors, l’ouvrage est resté à Saint-Omer. Présenté à l’exposition, il est aussi consultable en ligne ici :  http://193.70.42.186/viewer/18140/?offset=#page=1&viewer=picture

Cette découverte majeure a suscité l’intérêt non seulement des acteurs du territoire audomarois, mais aussi du monde anglo-saxon. Saint-Omer étant un des premiers endroits, en France, où l’œuvre de l’écrivain anglais a été lue et appréciée, elle ambitionne désormais de rejoindre le réseau des « villes Shakespeare ». Cela s’est d’abord traduit par la création des « Shakespeare Days », un événement annuel mêlant théâtre, musique et projection, en hommage au dramaturge britannique. L’organisation de l’exposition « Shakespeare romantique » s’inscrit dans la continuité de cette démarche.

Une exposition remarquable :

Remarquable, cette exposition l’est assurément, ne serait-ce que par l’implication non seulement des équipes des musées de Saint-Omer, de celui des Beaux-Arts d’Arras, de celui du Louvre et de celui d’Eugène Delacroix, mais aussi par celles des acteurs du pays audomarois.

Le travail qu’elles ont réalisé conjointement et la richesse de leur collaboration ont été récompensés par la gratification du label d’exposition d’intérêt national.

Créé en 1999, ce dernier vise à encourager et favoriser l’organisation d’expositions temporaires majeures, remarquables, tant par leur intérêt scientifique que par le caractère innovant de la politique culturelle et éducative proposée. Un appel à projet, relayé par les DRAC (directions régionales des affaires culturelles), est lancé chaque année au sein du réseau des musées de France. Ce label s’inscrit dans le cadre de la politique du ministère de la Culture et de la Communication menée en faveur des territoires et de l’élargissement de son offre culturelle à un public plus important. Cette année, vingt-huit expositions organisées en région ont bénéficié de cette labellisation, ce qui constitue un record. http://www.caissedesdepotsdesterritoires.fr/cs/ContentServer?pagename=Territoires/Articles/Articles&cid=1250278726083

Le propos de l’exposition :

Traduire l’œuvre de Shakespeare en exposition n’est pas une tâche aisée. Même si le spectacle vivant n’est pas occulté, l’accent est davantage mis sur la constitution d’un répertoire collectif d’images shakespeariennes, entre la fin du XVIIIème et le XIXème siècle, répertoire qui continue d’influencer les metteurs en scène d’aujourd’hui, ce qui n’est guère surprenant.

Il faut bien avouer que l’œuvre de Shakespeare est extrêmement riche et complexe, tant par la narration que par les émotions des personnages. La complexité de ces derniers, dévorés par leurs propres contradictions, est d’une richesse sans pareille.

Mais la violence des drames élisabéthains ne sied point au classicisme et à la bienséance qui régissent le théâtre français. Chez Shakespeare, on tue et on meurt beaucoup sur scène. Le jeu d’acteur est plus nerveux et plus expressif.

Autres différences majeures avec le théâtre français, le dramaturge anglais abroge les règles classiques de lieu et de temps, ce qui rend son œuvre universelle et permet des mises en scène innovantes, renouvelables à l’infini.

C’est justement cet aspect visionnaire de Shakespeare qui a séduit les artistes romantiques français, artistes qui témoignent d’un regain d’intérêt en France pour les textes anciens. Ces derniers ont puisé dans son œuvre maintes inspirations pour leurs propres créations, en vue de renouveler l’art théâtral et pictural de leur temps.

C’est justement à ce renouvellement que s’intéresse l’exposition « Shakespeare romantique ».

Grâce à des prêts exceptionnels, notamment du Victoria & Albert Museum de Londres, et des musées parisiens Eugène Delacroix et du Louvre, des confrontations inédites ont pu être mises en scène. En tout, ce sont 67 œuvres de toute nature (lithographies, sculptures, peintures…), qui ont pu être réunies et présentées au public.

Aménagés au premier étage du musée de l’hôtel Sandelin de Saint-Omer, les 325 m2 d’exposition se découpent en trois temps forts :
– La redécouverte de Shakespeare, d’abord en Angleterre, puis en France ;
– La construction d’un imaginaire collectif ;
– La fin du romantisme et ses images fantastiques.

Première partie : la redécouverte de Shakespeare en Angleterre et en France :

La première salle marque le début de cette redécouverte en Angleterre. Le 4 mai 1789, John Boydell (1719-1804), un éditeur de gravures, inaugure à Londres la Shakespeare Gallery. Boydell considère Shakespeare comme l’auteur le plus emblématique de la littérature anglaise et, par extension, comme une figure tutélaire de la culture nationale britannique ! Dans sa quête d’illustration des textes shakespeariens, il réunira autour de lui de grands artistes tels que Johann Heinrich Füssli (1741-1825). Sont d’ailleurs exposés dans cette salle, pour la première fois côte à côte, trois fragments du « Songe de la reine Catherine » (huile sur toile, 1871, Londres, Victoria & Albert Museum) et la « Lady Macbeth somnambule » (huile sur toile, 1781-1784, Paris, musée du Louvre). Suite à la mort de l’éditeur, la galerie fermera ses portes un an plus tard, en 1805, et les quelques 167 œuvres qu’elle possédait se retrouveront dispersées.

Parallèlement à la redécouverte des textes anciens et aux recherches sur les origines du peuple anglais se dessine un nouveau courant pictural typiquement anglais. En effet, à partir des années 1830, on observe une fascination nouvelle pour la féérie. Deux textes de Shakespeare se prêtent particulièrement bien à ce genre nouveau : « La Tempête », avec la figure d’Ariel et « Le Songe d’une nuit d’été », avec celle de Puck. Intrigues shakespeariennes et images populaires se trouvent ainsi réunies dans une parfaite synthèse.

La redécouverte de Shakespeare en France  n’intervient que tardivement par rapport à l’Angleterre. Alors que là-bas, son œuvre bénéficie déjà d’un répertoire d’images bien établi dès la fin du XVIIIème siècle, il faut attendre le début du XIXème siècle pour voir apparaître en France les premières illustrations. Afin de convenir aux règles de la bienséance et au goût français de l’époque, les premières œuvres illustrées du dramaturge anglais sont adaptées de manière très libre et très aseptisée.

Il faut dire que dans le pays de Molière, les Britanniques ne sont pas en odeur de sainteté. Suite aux guerres napoléoniennes et à la restauration des Bourbons sur le trône de France grâce aux Anglais, le pays connaît une période de la plus vive anglophobie.

Rien d’étonnant donc à ce que la première représentation en anglais sur le sol français, plus fidèle à l’œuvre et à l’esprit de Shakespeare, se solda par un échec cuisant. Ce premier galop d’essai eut lieu en 1822. Les comédiens de la compagnie britannique Penley s’étaient produits dans « Othello », au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Paris, et l’accueil du public français fut pour le moins hostile.

Malgré cela, l’expérience fut renouvelée en 1827, avec pas moins de trois pièces de Shakespeare jouées au théâtre de l’Odéon, à Paris : « Hamlet », « Roméo et Juliette » et, de nouveau, «  Othello ». Cette fois-ci, l’accueil est enthousiaste. L’anglophobie n’est plus, vive l’anglophilie ! Il faut dire que le contexte politique et culturel a bien changé et que Shakespeare compte désormais, parmi les artistes romantiques, de fervents partisans. Contre-modèle du courant néo-classique, Shakespeare devient en effet, à partir des années 1820, la figure tutélaire d’un mouvement romantique en quête de légitimité esthétique.

Cette seconde tentative des comédiens anglais fut couronnée d’un tel succès qu’elle donna lieu à une publication : « Souvenirs du théâtre anglais à Paris ». Afin d’illustrer ce recueil, qui constitue le premier véritable corpus d’images shakespeariennes en France, on fit appel à deux jeunes artistes romantiques : Achille Dévaria et Louis Boulanger, un ami proche de Victor Hugo. Il existe plusieurs exemplaires de cet ouvrage, dont certains sont entreposés à la BNF (bibliothèque nationale de France), à Paris.

Ainsi immortalisé en gravure, le jeu des acteurs anglais a non seulement bouleversé le théâtre français, mais lui servira aussi désormais de référence. Ces illustrations constituent également les premiers jalons de la constitution d’un imaginaire collectif…

Deuxième partie : la construction d’un imaginaire collectif

Eugène Delacroix (1798-1863) et Théodore Chassériau (1819-1856) comptent parmi les artistes français qui ont le plus contribué à l’illustration des œuvres de Shakespeare, notamment parce qu’ils se sont focalisés sur une pièce dans sa continuité. Le premier s’est intéressé à « Hamlet » et le second à « Othello ».

Shakespeare appartient au panthéon de Delacroix. Ce dernier apprécie l’universalisme de l’œuvre du dramaturge anglais, qu’il décrit comme « un sauvage contemplateur de l’âme humaine ». Delacroix s’est approprié avec une telle force les textes de Shakespeare qu’il fut considéré en son temps comme le fils légitime de ce dernier. Il est même allé jusqu’à s’identifier à Hamlet, personnage shakespearien avec lequel il est entré en résonance et auquel il a donné ses traits. Ce n’est donc pas un hasard s’il a décidé de consacrer toute une série de lithographies à la pièce éponyme. L’exposition a d’ailleurs bénéficié d’un prêt exceptionnel du musée Eugène Delacroix puisque, pour la première fois en-dehors de Paris, sont présentés la suite complète des pierres lithographiques de Delacroix consacrée à Hamlet et les tirages correspondants. Ces lithographies représentent les scènes les plus chargées en tensions émotives de la pièce. Le décor est épuré afin de mettre l’accent sur les visages et les attitudes des personnages représentés.

Illustrateur malheureux, Théodore Chassériau, un des suiveurs de Delacroix, souffrit de sa proximité avec l’artiste et la publication de ces gravures en 1843. En effet, lui-aussi fit éditer une suite complète de lithographies consacrée à une pièce de Shakespeare, en 1844. Malgré un choix de tragédie différent (« Othello » et non pas « Hamlet »), les critiques de son temps lui reprochèrent d’avoir voulu imiter Delacroix, ce qui lui valut une forte déconvenue.

Un autre des personnages « d’Hamlet » a eu énormément de succès auprès des artistes romantiques : il s’agit de la douce Ophélie. Icône du romantisme, sa représentation suit l’évolution de l’image de la femme au XIXème siècle. Le moment privilégié pour la représenter est celui où, à la fin du IVème acte, la reine relate sa noyade au roi et à son frère Laërte : Ophélie se tenait au bord de l’eau, près d’un saule pleureur, symbole de son chagrin. Elle venait en effet de perdre tour à tour son père et son amant, le second l’ayant rejetée après avoir assassiné le premier. Perdue dans ses pensées, elle tressait machinalement une guirlande de fleurs, tout en chantonnant, signes de folie. Petit à petit, elle s’enfonçait dans ce miroir de l’âme qu’est l’eau. Avant d’être emporté dans les profondeurs aquatiques, son corps resta un moment en suspension, sa longue chevelure et sa robe flottant autour d’elle, comme si elle s’apprêtait à se métamorphoser en quelques créatures fantastiques. Il ne saurait être de tableau plus doux que celui décrit par la reine. Selon Laërte, la grâce de sa sœur était telle qu’elle parvenait à tout sublimer, même l’Enfer !

C’est cet entre-deux fascinant, entre conscience et inconscience, entre vie et mort, qui a tant séduit les artistes romantiques. Le doute planant sur la mort d’Ophélie (noyade involontaire ou suicide) et le côté équivoque du personnage ont laissé une très grande liberté d’interprétation aux artistes, renforçant l’aspect intemporel de la figure d’Ophélie.

Troisième et dernière partie : La fin du romantisme et ses images fantastiques

Si au début du XIXème siècle, Shakespeare était une figure plus ou moins méconnue de la littérature anglaise. À la fin de ce même siècle, il est désormais un auteur populaire, non plus seulement en Angleterre, mais aussi dans le reste de l’Europe.

Les deux dernières salles illustrent à merveille la réappropriation des pièces de Shakespeare par les artistes français. Le romantisme finissant dont ils sont issus exalte le côté fantastique et l’étrangeté qui émanent de ces œuvres. Luc Olivier Merson (1846-1920), le plus important illustrateur de la fin du XIXème siècle, s’inspire des « Fairy paintings » pour nous « Macbeth », dans une Écosse magique, hantée par des sorcières. Même Gustave Doré (1832-1883) se prit de passion pour l’auteur anglais. Il nourrissait l’ambition d’illustrer tout Shakespeare et avait déclaré sur son lit de mort : « Mon Shakespeare, mon Shakespeare, il faut que je me lève pour le terminer ! »

Une diffusion aussi rapide de l’œuvre du dramaturge anglais et un tel engouement à son égard nous autorisent à considérer le XIXème siècle comme l’âge d’or de l’illustration shakespearienne en France.

L’exposition se termine en apothéose avec la présentation de « l’Ophélie » de Paul Steck (huile sur toile, 1894, Paris, Petit Palais). Prisonnière de sa cage aquatique, elle trouve tout naturellement sa place au milieu des boiseries bleutées du musée de l’hôtel Sandelin.

Scénographie et dispositifs de médiation

Les commissaires d’exposition ont pris le parti de laisser le décor naturel des salles du musée de l’hôtel Sandelin, plutôt que de le modifier par l’ajout de cimaises, ce qui est, selon nous, du plus bel effet, notamment avec « l’Ophélie » de Paul Steck (1866-1924).

Par contre, tout au long du parcours de visite, les personnages de Shakespeare sont là pour nous accueillir. Ne disposant pas de maquettes de scénographie de l’époque, le scénographe a eu recours à l’ingénieux système des ombres chinoises. Le duo formé par Ariel et Puck dans la salle consacrée au « Fairy Paintings » est du bel effet et s’inscrit dans la continuité du genre.

Afin de rendre compte de l’aspect théâtral de l’œuvre de Shakespeare, des points d’écoute ont été disséminés dans l’exposition. L’idée est de donner vie aux tableaux, en récitant quelques extraits des pièces de Shakespeare, dont ils sont inspirés. Ces derniers sont interprétés par la compagnie théâtrale du Crescite.

Dans la même optique, en contrepoint des œuvres exposées, les cartels comportent quelques extraits en anglais des pièces de Shakespeare auxquelles elles se référent, ainsi que leur traduction en français faite par le fils de Victor Hugo : François-Victor Hugo. Ce denier a été à bonne école puisque son père portait une admiration sans borne au célèbre dramaturge anglais, qui, incarnait pour lui, non seulement l’esprit de son peuple et de son temps, mais aussi celui des romantiques. Les personnages, les œuvres et les moments-clefs de son œuvre coïncidaient d’après lui avec les préoccupations de l’homme romantique.

Dans a continuité de la politique de médiation du musée, vous trouverez également des tableaux en relief à toucher avec jeux de matière.

Vous l’aurez sans doute compris, l’exposition « Shakespeare romantique : Füssli, Delacroix, Chassériau » fait partie des expositions incontournables à voir cet été !

Commissariat d’exposition : Dominique de Font-Réaulx, conservatrice générale au musée du Louvre et directrice du musée Eugène Delacroix, Marie-Lys Marguerite, conservatrice du patrimoine et directrice du musée des Beaux-Arts d’Arras et Romain Saffré, conservateur du patrimoine et directeur des musées de Saint-Omer – Scénographie : Paul Beaucé, agence d’urbanisme et de développement de l’Audomarois

Jusqu’au 30 août 2017

« Shakespeare romantique : Füssli, Delacroix, Chassériau »
Musée de l’hôtel Sandelin, 14 rue Carnot, 62500 Saint-Omer
du mercredi au dimanche, de 10h à 12h et de 14h à 18h. Visite possible pour les groupes les lundis et mardis sur réservation

Magali Sautreuil
Photos : Véronique Grange-Spahis