Baya ou le grand vernissage, tableau d’un art politisé bien malgré lui

« Galerie Maeght, 21 novembre 1947 ». Aux quatre coins de la pièce, André Breton, Camus, Mauriac… tous les horizons du Paris culturel se massent devant les toiles d’une algérienne-française. Dans Baya ou le grand vernissage, Alice Kaplan, historienne américaine, retrace l’histoire de cette artiste-enfant au cœur d’une époque mouvementée, dans une France à la recherche d’elle-même dans la fin des années 40.

L’histoire de Baya, orpheline puis recueillie par la famille Farges à Fort-de-l’eau en Algérie française, n’est pas commune. Loin d’être prédestinée à devenir une artiste, celle qui n’est encore qu’une petite fille au début des années 40, va connaître la célébrité grâce à une « apparition magique ». Il a suffi d’un regard à Marguerite Caminat pour déceler l’âme d’artiste qui se cachait en cette jeune servante vêtue de haillons.

Marguerite joue un rôle décisif dans le livre d’Alice Kaplan, mais aussi dans l’histoire de BayaBibliothécaire et peintre amateur » à Toulon, elle rencontre Baya peu de temps après avoir fui, avec son mari, la « France d’Hitler » en octobre 1940.

La rencontre entre les deux scelle le début d’une intense histoire humaine, avant d’être celle d’une collaboration artistique. Quel regard a porté Marguerite Caminat sur Baya ; quel rôle a-t-elle joué dans la soudaine notoriété de la jeune fille ?

Alice Kaplan est partagée entre sa vision très américaine des rapports ethniques et un regard plus tendre et dépassionné politiquement. Elle prête au début à l’exilée française un regard «à travers (ses) filtres culturels (…) de l’imaginaire européen » sur la jeune musulmane. Un ton critique, qui s’adoucit par la suite, pour terminer sur la description d’une relation très éloignée d’une quelconque domination culturelle. Ainsi, l’on apprend que bien plus tard, l’artiste désormais adulte et mariée, dans ses lettres adressées à Marguerite, l’appelait « ma petite Maman ».

Alice Kaplan l’annonce dans ses propos liminaires : « Je raconte l’histoire de Baya à travers la vie de Marguerite Caminat, la femme blanche et européenne ». Cette méthode procède moins d’un choix que d’une obligation. En effet, la vie de Baya n’a jamais été contée ou racontée : seules les notes de Marguerite subsistent.

Si l’auteure s’informe évidemment par d’autres biais, faisant état de ses rencontres avec les descendants de la française, ou bien encore avec les enfants de la peintre, la mémoire du parcours initiatique de l’artiste-enfant à Paris, dont le point culminant est ce « grand vernissage », n’a été entretenue que par celle que l’on pourrait nommer sa bienfaitrice.

Une enfant observatrice

On est quelque peu troublés par cette personne qui prend sous son aile cette petite-fille, persuadée dès leur première rencontre, qu’elle ne réalise pas des dessins comme les autres petits enfants ; plus encore, qu’émane de sa personne, une âme d’artiste.

La foi de Marguerite dans le projet artistique de Baya ne s’éteindra jamais. Et ce même si l’horizon s’obscurcit lorsqu’elle perd son mari, Frank McEwen, spécialiste de la peinture d’enfant. Rongé par la jalousie ou tenté par une aventure avec une femme plus jeune ? Alice Kaplan n’a pas trouvé de réponse. Il n’en demeure pas moins qu’il abandonne les deux pour retourner à Paris. Nous sommes en 1944.

A 14 ans, Baya se retrouve donc seule avec Marguerite dans leur appartement de la Rue d’Isly à Alger. Au départ, la petite fille ne faisait que « copier des tenues » qu’elle trouvait dans des magazines de mode. Aucun « commencement d’une prise de conscience artistique chez Baya » avertit, à ce stade, Alice Kaplan.

L’historienne veut bien faire comprendre que « le premier pinceau » de l’artiste n’est pas tant sa première manière de s’exprimer ou de regarder le monde. En Baya, Kaplan voit plutôt une profonde observatrice, c’est-à-dire faisant partie de ces enfant « témoins de la violence de la guerre » mais aussi victimes de violences vis-à-vis de leur propre personne et qui ont su réfléchir sur ce qu’ils ont vécus, avant d’en faire part de manière artistique.

Recueillie dans un premier temps par sa grand-mère avant d’aller chez la famille Farges, Baya connaît en effet un passage douloureux dans son enfance. Dans ses notes, Marguerite dépeint « un visage de sorcière » pour parler de la vieille dame qui a levé la main sur elle. Cette tournure sera amplifiée et réemployée à foison par la presse parisienne au moment de son arrivée dans la capitale.

Montée à Paris

Une intense période de production pour la jeune fille débute après le départ de McEwen. Toute l’importance de Marguerite intervient ici : en plus de laisser Baya indépendante dans la construction de son œuvre, mais aussi de sa propre personne en ne cherchant pas à l’ « européaniser », note comme une concession Kaplan, elle permet le projet du fameux vernissage.

Bien que simple bibliothécaire dans le sud de la France, Marguerite n’est néanmoins pas une parfaite inconnue dans le Paris de l’époque. « Nièce bien-aimée de Bonnard », elle connaît le galeriste Aimé Maeght, qui lui rend visite à Alger. Bien aidée, de plus, par sa connaissance du peintre Jean Peyrissac qui « tenait absolument à faire voir à Maeght l’oeuvre d’une jeune artiste musulmane », elle crée, presque fortuitement semble-t-il, le début d’une forme de fascination pour l’oeuvre de sa protégée.

Il est intéressant de noter que ce n’est pas Baya en premier qui est venue à la France de la métropole, mais Paris qui est venue à elle. De même, lorsqu’elle arrive dans la ville lumière, elle sera toujours observée comme la « Baya Kabyle » ou « Baya l’arabe, … » Son identité est ainsi préservée, la rendant d’autant plus intrigante pour le Tout-Paris.

Un projet politique de rapprochement

On note certains anachronismes dans les différents passages où Kaplan s’étonne des propos ou de l’accueil réservé à Baya. Il semble louable de lui avoir laissé son identité propre – au risque sinon de s’exposer à une toute autre critique, celle d’une forme de « réappropriation » culturelle de l’œuvre – pour autant, l’auteure fait part de « préjugés coloniaux » qui la débectent. A raison, bien qu’ils soient courants à cette époque.

Elle cite Camus, présent au vernissage, qui parle d’une « princesse au milieu des barbares ». Alice Kaplan voit ici ce qu’elle craint qu’il se soit passé ce soir-là : non pas une exposition des œuvres, mais plutôt une exposition de « Baya la musulmane » au public parisien, entourée de ses tableaux.

Si l’on ne s’étonne pas du point de vue de Camus, il faut bien comprendre qu’il menait, à l’époque, un « combat », titre de la revue dans laquelle il écrivait par ailleurs, qui était loin d’être celui de tous : l’affirmation d’une certaine indépendance des « Arabes » comme il les appelle, qui « désiraient devenir des citoyens français » mais « ne le désirent plus » désormais au sortir de la guerre. En reprenant ces citations à son compte, Kaplan sur-interprète quelque part le poids des propos de l’écrivain, loin de faire consensus.

Métissage culturel, divisions politiques

Néanmoins, la tenue de ce vernissage sous-tend, il est vrai, un projet politique. Celui d’un rapprochement entre l’Algérie française et la France. Mais dans une volonté de « réforme coloniale ».

Kaplan note ainsi qu’Yves Chataigneau, gouverneur général de l’Algérie, était présent au vernissage, tout comme Si Kaddour Ben Ghabrit, recteur de la Mosquée de Paris. Ces deux « chefs de file de leurs cultes respectifs » illustrent, par leurs présences, la volonté de réaliser un « mariage de raison » et un « mariage d’amour » entre les deux territoires, selon les mots du préfet de la région d’Alger.

Baya, vêtue de sa robe blanche, est alors apparue au cours de cette soirée comme la « mariée d’une union franco-musulmane ».

Ce projet de rapprochement en utilisant l’art ne peut-il pas apparaître comme louable ? Et ne peut-on pas imaginer également, que derrière ses arrières pensées politiciennes, ces dignitaires étaient également troublés et émerveillés par la production haute en couleur de cette jeune fille ? En analysant cette exposition, in fine, davantage comme une simple utilisation par les européens de Baya, Kaplan dénigre quelque part aussi l’œuvre de la jeune fille.

En effet, en laissant, par moments, maladroitement penser qu’elle ne partage qu’une vision militante de cette exposition, Kaplan oublie ce qu’elle note pourtant aussi : les œuvres exposées sont de véritables mariages culturels car inspirées de l’art musulman et islamique, mais aussi français. Le « mariage politique » sous-jacent ne s’accorderait-il donc pas à merveille avec ces œuvres issues d’un  « métissage » ?

Kaplan ne réalise pas ce parallèle, préférant plutôt opposer les deux camps. Elle se demande ainsi si Baya a été utilisée par les européens. Mais qui n’a jamais été utilisé ?  pourrions-nous rétorquer.

Comme beaucoup d’autres artistes en définitive, Baya est victime non pas tant d’un camp plutôt que d’un autre, d’un Homme blanc plutôt que de son voisin au teint hâlé, mais d’une époque. Porte-drapeau d’un projet d’union entre la terre algérienne et celle hexagonale, elle devient, suite à l’indépendance de l’Algérie, « peintre national » de ce nouveau pays. Kaplan se dit alors que cet honneur est la chose la plus noble qui ait pu arriver à l’artiste. Sans voir que se cache derrière une nouvelle forme d’utilisation politique : le nationalisme algérien.

Gabriel Moser

Baya ou le grand vernissage d’Alice Kaplan ; traduit de l’américain par Patrick Hersant.

Paru le 2 mai 2024 aux éditions Le bruit du monde – 264 pages – 23 euros.

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