Secondary à la Fondation Cartier : Matthew Barney, la fatigue du corps… et de l’esprit

« C’est un travail complexe et sophistiqué » prévient la Fondation Cartier en préambule. C’est l’histoire d’un incident tragique, d’un choc. Le 12 août 1978, lors d’un match de football américain, un violent accrochage entre deux joueurs provoque une grave blessure. L’un des joueurs devient tétraplégique. Une « blessure tragique » qui a fait le tour des médias avec d’« incessantes rediffusions ». Plus de 40 ans après ce drame qui a durablement marqué la société américaine et le football dans ce pays, Matthew Barney décide à sa façon de revisiter cet événement en proposant un double récit. L’artiste explore les rapports entre violences et sport et s’interroge sur le corps, ses faiblesses et son vieillissement.

Comment évoquer la douleur d’un sportif ? C’est en réponse à la « construction de l’Histoire de la violence dans les médias sportifs » que Matthew Barney s’est aventuré à évoquer ce sujet. Cette lourde blessure et sa continuelle mise en scène télévisuelle par la suite semblent avoir écoeuré l’artiste.

Le corps peut être sacralisé comme dénigré, abîmé sciemment. Avec l’accélération de la professionnalisation dans le sport, le corps de l’athlète a pris un tout autre statut. Ce n’est plus son corps, mais le corps de son club, de son écurie. Un joueur appartient à son équipe, joue pour cette dernière. Lorsqu’il se blesse, il se fait mal personnellement, mais blesse tout autant les intérêts sportifs et financiers qu’il représente ; ceux qu’il porte, jusque sur le maillot ou les chaussures qui le fardent.

La sacralisation du corps de l’athlète a une double conséquence. Elle assure un respect total à cette quasi supra-entité qu’est le corps, qui dépasse le joueur lui-même ; mais, de cette dissociation à outrances entre corps et Homme, ce dernier finit par être dépossédé de ce qu’il a, au départ, de plus personnel. Quand le joueur gagne et resplendit, il récolte tous les fruits de ses attributs hors du commun, surhumain. Lorsque, néanmoins, fatalement, il se blesse un jour, son corps est frappé d’une autre violence, celle qui procède d’un affichage permanent de la fragilité dont il a fait montre lorsqu’il a chu. La sacralisation dans l’échec conduit in fine à une désacralisation, une mise à nu du sportif, démembré en son for intérieur.

Corps accidentés

De même, lorsque le sportif, à la fin de sa carrière, voit ses prestations décroître en intensité, sa décrépitude corporelle est disséquée. Le fantasme d’un corps parfait que l’on projette sur ses idoles ne dure qu’un temps et lorsque la réalité nous rappelle que la nature a bien des limites, notre frustration renaît.

Dans l’œuvre immersive de Barney, l’on assiste à la représentation d’un corps accidenté, d’une lente déchéance de ce dernier.

Dans la grande première salle de la Fondation Cartier, un tapis recouvre le sol, délimitant en quelques sortes les zones du combat, de cette onde de choc, cet « impact » qui a eu lieu entre les deux joueurs en 1978. Il nous faut lever nos têtes pour apercevoir, aux quatre coins de la salle, disséminés, des écrans projetant le film de Barney, inspiré de cet événement.

Les différents postes projettent tout à la fois, semble-t-il, les moments qui ont précédé le combat où l’on voit des athlètes vieillissant s’échauffer, se préparer mentalement et physiquement. Le film oscille entre ces phases de préparation et la représentation d’autres personnes âgées. Un parallèle entre les accidentés de la vie et les accidentés du sport est proposé.

Les écrans ne montrent pas les mêmes scènes : ils se répondent, ce qui donne au récit lui-même, un aspect accidenté, démembré.

Le tout est accompagné de divers bruits : des essoufflements, des gémissements, qui peuvent tout à la fois faire penser à une souffrance étouffée, comme à une jouissance s’apparentant au sadisme. Le fait d’avoir voulu présenter une œuvre quasi muette, sans parole distincte et claire, aurait pu réveiller en nous le songe d’une blessure sourde que nous tentons d’enfouir pour oublier. L’artiste tente de nous attirer dans son œuvre par ce biais.

Gouffre

Au sous-sol, la seconde partie de l’exposition se déploie. Matthew Barney s’est appuyé sur ses premiers travaux, Drawing restraint (Dessins retenus) pour produire une suite – et fin – de ce cycle, Drawing restraint 27, tournée au sein même de la Fondation Cartier.

Au coeur de cette seconde oeuvre, Matthew Barney a imaginé une chorégraphie filmée, que l’on peut voir sur de petits écrans en noir et blanc, où les matières qu’il utilise pour ses sculptures sont « manipulées » et, in fine, détruites. Ces matériaux seraient censés évoquer des traits comme la « fragilité », la « mémoire », …

Le résultat est pour le moins déroutant : après le grand silence, le grand vide. Dans les deux immenses salles de la Fondation, quelques traces brunâtres sur le mur attestent de la performance qui s’y est déroulée. Au fond de l’une d’entre elles, quelques pièces de ces matériaux décimés apparaissent, ainsi que les chaînes qui ont servi aux athlètes participants à pousser ces poids.

Barney tente par ce procédé de représenter, symboliquement, le sport et l’effort qui en découle. Tout est brisé à l’instar de nos corps qui, irrémédiablement, vieillissent.

Gabriel Moser

Du 8 juin au 8 septembre 2024

Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Bd Raspail 75014 Paris.

Tous les jours de 11h00 à 20h00, 22h00 le mardi.