De l’Argentine au Chili – Etape 4 : entre Santiago et l’océan, aux rivages de nos virages.

Par quoi deux pays sont-ils séparés ? La langue, la culture, l’art de vivre sont des éléments qui distinguent les territoires entre eux. Chaque pays peut compter sur sa population, du moins en partie, pour défendre et perpétuer, corps et âmes, leurs us et coutumes. Un réel « principe spirituel » selon la formule d’Ernest Renan se dégage ainsi de ce pays ; pas tout à fait le même, pas tout à fait le seul. Ce dernier est donc bien plus qu’une simple forme aléatoire sur une mappemonde : c’est un ensemble cohérent car divers, puissant car austère ; un juste-milieu doit ainsi être trouvé entre une diversité raisonnée et une austérité rationalisée afin de parvenir à conserver une concorde nationale saillante. L’Amérique du Sud est un terrain particulièrement intéressant à ce sujet. Excepté le Brésil, chaque territoire de ce continent a une langue commune. De plus, leurs histoires nationales sont mêlées, à l’instar de celle de l’Argentine et du Chili, libérés des griffes coloniales par un seul homme, le Général San Martín. Pourtant, « pour que tout change, il faut que rien ne change » ; en d’autres termes, il en faut peu, malgré des similitudes nombreuses, pour que ces pays se distinguent. Le Chili n’est donc pas une morne copie argentine ; ni même l’Argentine un pâle reflet chilien. Séparés par l’immensité enneigée andine, Argentine et Chili s’observent, se dressent face à face, l’un à côté de l’autre mais pas dos-à-dos. Le voyage d’It Art Bag se poursuit dans ces contrées lointaines ; l’œil du voyageur a l’avantage de la naïveté, se complaisant parfois dans une certaine béatitude fantasmée. Pourtant, c’est sous un regard neuf qu’un pays peut aussi apprendre sur lui-même, comprendre ce qui l’entoure : relever et faire briller ses différences ; corriger et gommer ses déshérences.


Si l’avion raccourcit le voyage, nous plongeant ainsi dans un univers temporel différent lors de notre traversée franco-argentine, les tribulations andines rappellent bien vite aux modestes aventuriers que nous sommes, de la dure réalité des kilomètres. Mille mètres sont un kilomètre ; l’équivalent de quelques instants à bord d’une voiture sportive… Pour les valeureuses compagnies de bus de la région, le temps s’allonge en revanche. 180 kilomètres séparent Mendoza de Santiago. En tout, ce sont plus de six heures à travers les monts enneigés qui sont nécessaires afin d’arriver dans la capitale chilienne.

Les démarrages en côte ne sont pas votre spécialité ? Oubliez directement cette ascension. Avec ses itinéraires escarpés, ses chaussées étroites ainsi que son trafic digne d’un périphérique parisien à l’heure de pointe, la liaison carrossable reliant l’Argentine au Chili, sur les traces de San Martin, honore dignement de par sa difficulté à être empruntée, l’exploit héroïque du guerrier. Au cours de cette montée – qui s’effectue en deux temps avec une première ascension arrivant rapidement après Mendoza, puis une seconde plus tardive à l’approche de la frontière – l’on passe par un poste de douane bien particulier, celui de Libertadores. Ce dernier est le plus haut que le monde puisse connaître, se trouvant ainsi à 3200 mètres ! A ces hauteurs, l’on pourrait être tenté de prendre les gens de haut… Mais même à cette altitude, n’ayez pas le malheur de vous reprocher quelque chose : les contrôles sont dès plus fréquents.

A 3200 mètres, la neige se fait dure ; les regards des gardes sont aussi froids que l’air que nous respirons. « Turismo ? » (« Tourisme ? ») nous postillonne-t-on au moment de faire valider nos passeports. Les entrées sont hautement surveillées : les conflits d’usage entre voisins peuvent vite arriver, tout comme certains abus liés à divers trafics. Le coût de la vie étant bien moins cher au Chili, il est tentant pour les argentins frontaliers de traverser les Andes pour acheter babioles et autres objets du quotidien comme des vêtements.

Neige éternelle, monde parallèle

L’indépendance de ces deux pays et le développement qu’ils ont, par la suite, connu, commandent aujourd’hui, comme en Europe, d’acheter pour exister, pour ne pas déchanter. Lorsque l’inflation est telle – plus de 236 % selon les derniers chiffres en Argentine -, l’on se doit de trouver des moyens de substitutions, plus indirects, afin d’assouvir son besoin de consommation. De nos jours, quand un produit de votre marque préférée vous manque, tout est dévasté. La montée des Andes s’est donc imposée pour nombre de frontaliers.

Sans autre marque que celle que nous avons réussi à prendre depuis le début de notre séjour, nous sommes entrés dans ce monde parallèle que sont les postes frontières. Un univers temporel différent. L’on a cette surprenante impression, à la fois glaçante et excitante, que le temps s’arrête. Au cœur de ces bâtiments austères et froids, en plein no man’s land entre ces deux terres, on s’impatiente de parvenir à l’autre porte pour entrer dans ce nouveau pays. Le voyage ne peut réellement commencer autrement ; l’on est comme suspendu : parti mais pas véritablement parvenu. Un entre-temps temporel, dans ces lieux d’entre-pays.

Arriver à Santiago se mérite donc ! En redescendant en bus, ou en ski pour les plus sportifs, la lande chilienne se dévoile peu à peu. Mais il faut pour ce faire passer par la quarantaine de lacets formant le Paso de la Cumbre, cette mythique route – qui est aussi un col culminant à 3832 mètres – assurant la liaison entre Libertadoreset la première ville chilienne en bas des massifs – sobrement appelée Los Andes.

La nature verdoyante de ce pays sud-américain tout en longueur apparaît alors. Plus vert, moins sec que le climat argentin, l’on gagne également en ensoleillement, tout en perdant une heure sur Buenos Aires.

Petit à petit, à mesure que Santiago se rapproche, l’air devient plus sec, le trafic se densifie. La capitale chilienne connaît en effet une activité particulièrement importante, transpercée par de grands axes urbains en son sein. L’étroitesse du pays rend le passage par le chef-lieu chilien quasi obligatoire. Ainsi, alors même que depuis Santiago, les montagnes enneigées apparaissent, la froideur andine et son calme ressourçant semblent bien loin une fois immergé dans les artères principales de cette cité comptant plus de 5,1 millions d’habitants.

Santiago tranche avec toutes les autres villes visitées précédemment. Plus moderne, mais aussi (ou donc ? ) plus grise, la cité créée par l’espagnol Pédro de Valdivia en 1541 a connu, et connaît encore, un développement tentaculaire et profondément divers, ce qui donne peu d’unité à l’ensemble.

Le point historique de Santiago, là où tout a commencé, est la colline Santa Lucia. Le conquérant espagnol a choisi cet emplacement pour lancer la construction de la ville du fait de la vue imprenable qu’offre ce monticule sur toute la vallée avoisinante.

De fait, alors même que les gratte-ciel sont désormais légion dans le Santiago du XXIe, monter à Santa Lucia et admirer l’étendue chilienne à perte de vue est toujours possible. Sous l’intense chape de pollution, l’on aperçoit même le sommet andin qui surplombe la ville, l’Aconcagua (6961 mètres). Ce dernier règne en maître sur la chaîne andine. Ses faces enneigées établissent un paradoxe saisissant avec la grisaille citadine environnante, bien que celle-ci soit éclairée par de fins rayons hivernaux de soleil.

Aux sources de la ville

Désormais transformée en parc urbain, Santa Lucia conserve encore des vestiges du passé colonial de la ville, notamment le Castillo Hidalgo (Château Hidalgo), duquel on peut profiter du plus beau et haut point de vue de la ville. Plusieurs canons, disposés ça et là tout au long de la promenade entourant la colline, rappelle l’importance stratégique et historique de ce lieu.

La présence d’une rivière, le Mapocho, est le second atout de la région décelé par le conquérant espagnol Valdavia. Encore aujourd’hui, cette dernière traverse la ville, coupant en deux Santiago. Elle fait partie intégrante de la cité ; symbole de ses réussites, de son dynamisme, mais aussi de ses difficultés, notamment celles liées à la pollution.

Source de pouvoir et de puissance au XVIe siècle, l’eau est, de nos jours encore, un enjeu de taille pour nos sociétés. Il est désormais nécessaire d’assurer une protection ad hoc à cette ressource naturelle, qui ne rime pas avec éternelle.

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » énonçait le philosophe Héraclite dans ses Fragments.

Eau d’abondance et de puissance à l’époque de Valdavia, le Mapochon’a pas dévié de sa trajectoire. Pourtant, il est aujourd’hui perçu comme une eau de repentance ; une eau qu’il faut désormais choyer, celle de la seconde chance. Le « flux » – dans sa signification héraclitienne – de notre destinée, de notre vie, emporte avec lui nos errances d’hier comme la marée montante purifie les côtes au matin blême ou au cœur de la nuit obscure. Mais quand la lie de nos existences se cumule, s’accumule, le lit de nos consciences déborde. Notre environnement finit par se faner.

Horizons impétueux

Sans se noyer dans une complainte inaudible, stérile et mortifère, les enjeux contemporains de préservation et de conservation doivent désormais être assimilés afin de restaurer notre jardin, cadre de notre villégiature terrestre commune. Comme le sous-tend le travail artistique de l’artiste Eugenia Vargas-Pereira, Aguas (Eaux), le Mapochoet ses frères d’eaux semblables ne sont plus seulement des atouts bassement économiques ou stratégiques pour assurer aux Hommes leur développement, mais bien des éléments de première nécessité, en danger, auxquels il est donc nécessaire de prêter la plus grande attention.

Après sa réflexion soulignant la dégradation et la contamination du Rio Lerma à Mexico (Mexique), le Museo Nacional de Bellas Artes (Musée des Beaux arts) de Santiago expose la nouvelle création de l’artiste sud-américaine sur le cours d’eau de la ville. Son travail a notamment été marqué par une journée de nettoyage du fleuve en compagnie d’habitants de la ville. Présenté comme une « métaphore de l’évanescence », le Mapocho suggéré par l’artiste s’entend comme une personne à qui il faut venir en aide. L’eau récupérée lors de cette journée de nettoyage et d’investigation a été collectée dans de petites coupelles. Ces dernières forment l’œuvre de l’artiste, éclairées par des néons rouges ; des ampoules tirées depuis le plafond.

Disposés en carré, ces petits réceptacles semblent reformer le lit de la rivière. Un lit de mort cette fois-ci, où des cierges auraient été disposés. La gorge sèche, l’on s’avance dans la pénombre rouge de cette petite salle ; si vive au-dehors, l’eau est ici immobile, telle une mer d’huile. Le supposé irrémédiable passage de l’eau à Santiago pourrait-il s’arrêter un jour ? Il suffit parfois d’une goutte…

La vie n’est pas un long fleuve tranquille : on connaît la chanson. Pourtant, sensibiliser sur le sujet n’apparaît pas suranné. Nos efforts seraient-ils cependant vains ? Tel le Mythe de Sisyphe, dont une représentation est exposée aux Beaux Arts (Pedro Lira Rencoret, Sisifo, 1893), Santiago serait-il en train de rouler sa pierre sur les monts escarpés andins à la recherche d’une solution introuvable ?

Voyons le verre à moitié plein : cette prise de conscience artistique, accompagnant et soutenant l’engagement social, semble laisser apparaître une porte de sortie, une nouvelle embouchure, afin d’emprunter un chemin différent. « La nature est tout ce qu’on voit » écrivait George Sand. « En la nature c’est toi-même » concluait-elle dans A Aurore (du recueil Contes d’une grand’mère). La nature nous appartient donc. Pourtant, c’est elle qui nous tient. Dans un jeu d’équilibriste forcé, il nous revient alors de prendre soin de ce qui nous entoure, à l’instar de notre propre personne, tout en assurant notre marche vers l’avant.

En poursuivant le flot de nos découvertes, nous nous rendons par la suite dans la région voisine de Santiago, Valparaíso. Les paysages se transforment, les montagnes deviennent collines, la rivière devient mer : face à nous le Pacifique sud dans tout son calme iodé.

Le morne habit de mégalopole revêtu par Santiago fond comme neige au soleil. Les grands immeubles faisant la course avec les montagnes andines pour parvenir les premiers au toit bleuté nous surplombant tous, sont relégués au second plan. La folie des grandeurs de la capitale semble immensément petite lorsque l’on observe pour la première fois l’agencement de l’habitat de Valparaíso ou celui de Viña del Mar, cité balnéaire voisine.

Mirages, rivages

Ici, le bleu de l’océan remplace le blanc des flancs enneigés ; et les petites maisons de pierre, en taule ou en d’autres matériaux, souvent de récupération, s’imposent face aux hautes structures d’habitat collectif. Il y a bien quelques résidences chics qui parsèment le sillon de Viña del Mar, bien plus riche que son voisin Valparaíso. Néanmoins, l’ambiance générale donne l’image d’une région bien plus apaisée, qui a su parfaitement s’intégrer à son milieu.

Viña del Mar ou Valparaíso sont de véritables cartes postales. De la mer, « que l’on voit danser le long des golfes clairs », jusqu’à cette myriade, à perte de vue, de petites maisons, collées les unes aux autres, sur l’ensemble des collines surplombant les deux fronts de mer, ces deux villes océaniques donnent à voir un spectacle unique au monde.

Néanmoins, derrière cette image idyllique, ces « reflets argent », la ville a, comme la mer, des « reflets changeants ». En prenant une distance sur ce panorama à couper le souffle et en entrant dans cette carte postale grandeur nature, l’on se rend compte d’une certaine misère dans ces quartiers. Les habitats sont de fortune et les conditions de vie semblent également difficiles à mesure que l’on avance, que l’on s’enfonce dans les rues étroites et verticales. Plus nous délaissons le niveau zéro de la mer, plus nous entrons dans des endroits où les niveaux de vie sont faibles.

Pourtant, baignées d’un soleil de plomb alors même que l’hiver bat son plein, Valparaíso et Viña del Mar nous font ressentir les battements profonds du cœur chilien. Nos tribulations, hors des sentiers touristiques, nous font rencontrer le nœud profond et puissant d’un peuple qui, comme l’Argentine, sait faire abstraction des difficultés quotidiennes pour profiter des joies simples, saines. Les mille couleurs qui arborent ces collines sont autant de maisons où les cœurs de la nation chantent ; sont autant de petites chapelles à l’intérieur desquelles les chœurs chantent les louanges.

Emplis de ces chants protéiformes, notre voyage touche à sa fin. Partis sur un coup de tête, nous revenons l’esprit en fête ; le cœur léger d’avoir eu la chance de voir, de percevoir, d’aussi belles choses ; mais aussi lourd de devoir les quitter pour un retour qui s’annonce toujours bien trop vite. Et pourtant, le voyage ne fait que commencer ! Car toutes ces belles choses, toutes ces rencontres, alimenteront pendant longtemps nos vies et nos songes.

Dans la tragique, mais non moins épique, vie d’un Homme, le temps semble parfois nous manquer. A la recherche du temps perdu, l’on se détourne parfois trop vite de l’instant que nous sommes actuellement en train de vivre, de respirer ; qui nous fait espérer ou maugréer. Affairés dans notre morne quotidien où chaque seconde qui passe nous rappelle celle d’avant, nous avons parfois la glaçante impression de faire du surplace tandis que les aiguilles, elles, se déplacent. Quitter un temps son horizon quotidien, celui que l’on retrouve chaque matin ; voyager tant qu’il est encore temps : ces actions nous permettent de sortir de cette spirale, désignée parfois trop facilement comme coupable expiatoire de notre mal. Pourtant, il ne faut pas voir dans le voyage une simple parenthèse, enchantée ou enchanteresse, au risque d’irrémédiablement déchanter une fois la bise de ce sempiternel matin revenue.

A la fenêtre de nos vies, le voyage n’est pas une porte de sortie, ni une de secours pour un aller-retour ponctuel. Il doit au contraire s’entendre comme une porte d’entrée : un aller sans retour vers la construction d’un nouveau moi spirituel qui aura gardé sa propre structure charnelle – le corps -, mais qui aura réussi à y incorporer de nouveaux idéaux, de nouvelles manières de penser, de s’exprimer ; de comprendre et d’appréhender le monde. Qui aura, en somme, trouvé son propre « principe spirituel » à la question : qu’est ce qu’un Homme ?

Ainsi, de ce principe de l’esprit dans un même corps, le songe de notre voyage doit être le fondement de nos trajectoires futures que nous aurons réussi à affiner, à parfaire, sans laisser l’émotion furtive de cette parenthèse hors du temps, nous enlever à nos futurs instants présents.

Gabriel Moser

Paso Internacional Los Libertadores, Ruta Nacional 7, Ruta 60

Santa Lucia, Santa Lucia Hill, Santiago de Chile

Castillo Hidalgo, Santa Lucia Hill, Santiago, Región Metropolitana

Museo Nacional de Bellas Artes, José Miguel de la Barra 650, 8320356 Santiago, Región Metropolitana