Alechinsky à Alès – L’écriture du monde sur papier

Sur les murs blancs du musée PAB, à Alès, le papier respire et parle. Pierre Alechinsky, figure majeure de l’art contemporain européen, y dévoile une sélection intime de près de 200 œuvres sur papier, entre dessins, encres, livres d’artiste et remarques marginales. Une plongée libre et sensible dans l’univers d’un maître du trait, où le geste graphique devient un langage à part entière. À 97 ans, l’artiste nous invite à voir autrement : par la marge, par l’humour, par l’éclat du blanc.

Il est des expositions dont on ressort le souffle ralenti, l’esprit bruissant, comme si l’on avait traversé un jardin de papier où chaque feuille raconte une histoire sans début ni fin. « Alechinsky sur papier », présentée au Musée Pierre-André Benoit à Alès, est de celles-là. Une immersion à la fois organique et poétique dans l’œuvre d’un artiste qui, à 97 ans, continue de dessiner le monde du bout de la plume, du pinceau ou de la presse typographique.

Car oui, Pierre Alechinsky, figure tutélaire du mouvement Cobra, compagnon de route des lettrés, imprimeurs, éditeurs, a lui-même pensé cette exposition. Depuis son atelier parisien, il a tout choisi, tout imaginé. L’accrochage, les dialogues entre les œuvres, les respirations entre les murs. À Alès, il nous livre une partition graphique, composée de près de 200 pièces, pour la plupart issues de sa collection personnelle. Ce n’est pas une rétrospective – c’est un murmure prolongé.

Un Non-Parcours de l’exposition

L’exposition ne suit ni le fil de la chronologie, ni celui de la technique. Elle épouse plutôt les méandres de la pensée graphique, les rivières souterraines de l’inspiration. Alechinsky s’y révèle non pas en maître d’école mais en arpenteur libre, en explorateur de papier, celui qui laisse courir le trait comme d’autres la phrase.

On retrouve ses fameuses « remarques marginales », ces encadrements griffonnés autour de ses œuvres centrales, nés dans les années 1960. Elles sont autant de rebonds que de respirations. Comme des pensées visuelles, elles soulignent sans enfermer, commentent sans bavarder. Elles sont ce que l’on voit du coin de l’œil quand on regarde le monde de face : le détail qui résonne plus fort que le sujet. On les retrouve ici en majesté, vivantes, pleines de souffle et de malice, véritables contre-chants graphiques.

Les papiers comme paysage

C’est là tout le pari de cette exposition : faire du papier un paysage, un monde, une matière mouvante. Du petit dessin noir et blanc au grand format marouflé sur toiles anciennes, chaque œuvre devient un territoire de signes. Il nous plait alors de déambuler, entre les formats, les époques, les teintes…

Certains papiers sont anciens, chinés, marqués du temps. Alechinsky aime leur rugosité, leur mémoire. Il ne peint pas seulement sur eux : il peint avec eux. Il y colle la couleur, le geste, l’élan. Le papier devient alors plus qu’un support : un complice.

Dans la série des papiers marouflés, les teintes éclatent, les lignes serpentent, les formes dansent. On y lit l’influence asiatique, le souffle du zen, la puissance du vide et du trait. Mais aussi cette jubilation propre à l’artiste : une confiance dans le déséquilibre, dans l’improvisation comme forme aboutie de rigueur.

Alechinsky et PAB : une fraternité imprimée

Cette histoire, bien sûr, ne serait pas complète sans évoquer l’ombre bienveillante de PAB, Pierre-André Benoit, poète, typographe, éditeur et ami fidèle. Le musée qui porte son nom, niché au cœur d’Alès, est le fruit d’un esprit rare, passionné par les arts du livre et les amitiés fécondes.

Alechinsky rencontre PAB dans les années 1960. De cette rencontre naîtront plus de 25 livres d’artiste, œuvres à quatre mains où la typographie devient poème, et l’illustration, écho. On retrouve dans l’exposition plusieurs de ces ouvrages : Tête de clou, Adoré sur tranche, Bleu… objets modestes mais précieusement fabriqués, comme des talismans de papier.

Ce compagnonnage éditorial donne à l’exposition une tonalité affective, presque familiale. On y devine les lettres échangées, les brouillons partagés, les papiers choisis ensemble. À chaque vitrine, une confidence. À chaque page, un sourire.

Une scénographie en retrait

Le Musée PAB, dans sa sobriété, laisse l’œuvre respirer. Pas d’effet spectaculaire, pas d’écran ni d’accumulation : seulement des feuilles, des encres, des marges, et le temps pour les regarder. La lumière est douce. Les murs blancs. Les vitrines discrètes.

Le lieu, ancien hôtel particulier, conserve dans ses murs quelque chose de l’intimité d’un atelier. Et cela fait sens. Alechinsky, dans cette exposition, se montre tel qu’en lui-même : ni monumental, ni conceptuel. Mais attentif. Joueur. Curieux. Entier. Au Musée PAB, Alechinsky expose en 1990 Peintures et livres puis en 2001 La Roue de l’Imprimerie

Même la fresque qu’il a réalisée en 1991, en lave émaillée, toujours visible sur la façade du musée, semble désormais dialoguer avec les papiers à l’intérieur, comme si tout, ici, avait été prévu pour accueillir ce moment de résonance entre passé et présent, œuvre et regard.

Fragments d’un autoportrait

L’exposition, à mesure qu’on la parcourt, compose un autoportrait en fragments. Non pas le visage de l’artiste, mais son esprit : son goût des mots, son humour discret, son amour de la matière, sa fidélité aux amis, sa confiance dans l’inachevé. On entre dans sa bibliothèque mentale, dans ses carnets secrets, dans sa mémoire graphique.

Et c’est peut-être là sa force la plus grande : offrir une œuvre pleine d’humanité, ouverte à tous, sans mot de passe ni posture. Un art généreux, souvent facétieux, toujours libre.

Un dernier mot, à l’encre

En sortant, on a envie d’écrire. De dessiner. De laisser sur une marge blanche un mot, un signe, une forme. Parce qu’Alechinsky nous donne ce pouvoir simple et profond : retrouver le plaisir du geste, celui qui ne cherche pas à dire mais à suggérer, qui n’impose rien mais appelle le regard.

À 97 ans, il continue de nous dire que l’art n’est pas un discours, mais un souffle. Et que le papier est son poumon silencieux. On ressort de cette exposition avec cette évidence tranquille : le monde, vu par Alechinsky, est un palimpseste. À chacun d’y tracer sa ligne.

Le catalogue Alechinsky sur papier d’Yves Peyré et de Pierre Alechinsky (Gallimard, 200 pages, 30€) nous invite à poursuivre la découverte.

Véronique Spahis

du 20 juin 2025 au 4 janvier 2026

Musée Pierre-André Benoit, 52 montée des Lauriers, 30100 Alès

de juillet à septembre, ouvert de 10h à 13h et 14h à 18h, fermeture le lundi – d’octobre à juin, ouvert de 14h à 18h, fermeture le lundi – Fermeture les jours fériés : 1er janvier, 1er mai, 1er novembre et 25 décembre – Fermeture annuelle enjanvier

www.museepab.fr