Le Musée de la Toile de Jouy, situé à Jouy-en-Josas, raconte une histoire étroitement liée à l’essor de l’industrie textile en France et à une figure emblématique : Christophe‑Philippe Oberkampf.

Tout commence en 1760 lorsque Christophe-Philippe Oberkampf, teinturier et graveur d’origine allemande, installe une manufacture dans ce petit village de la vallée de la Bièvre. Il y développe une production de cotonnades imprimées qui va révolutionner la mode et la décoration en Europe : la célèbre toile de Jouy. Inspirées des tissus venus d’Inde — les “indiennes” — ces étoffes se distinguent par leurs motifs raffinés, souvent monochromes sur fond clair, représentant des scènes bucoliques, des paysages, des fleurs, ou encore des personnages mythologiques.
L’entreprise connaît une croissance fulgurante. À son apogée, la manufacture emploie plus d’un millier d’ouvriers et produit des milliers de modèles différents. Le raffinement de ses dessins et la qualité de ses impressions en font un symbole du goût français du XVIIIᵉ siècle. Les toiles ornent aussi bien les vêtements que les murs, les meubles ou les lits des grandes demeures.
Les premières toiles sont imprimées à la main sur des blocs de bois gravé. Chaque bloc est minutieusement sculpté pour laisser apparaître le motif désiré : scènes pastorales, bergers et bergères dans des paysages idéalisés, fleurs délicates, nymphes mythologiques ou décors exotiques inspirés de la Chine et de l’Inde. Le coton écru sert de toile de fond, tandis que les couleurs sont limitées mais vives : rouge garance, bleu indigo et noir, obtenues à partir de pigments naturels. Ces tissus racontent des histoires : la campagne idéalisée, la mythologie ou des voyages imaginaires dans des contrées lointaines.
Oberkampf comprend rapidement que la technique manuelle limite la production. Il introduit alors la gravure sur cuivre, puis le rouleau gravé, permettant d’imprimer des motifs plus grands et plus continus avec une précision exceptionnelle. Les couleurs s’enrichissent : gris, sépia, bleu profond, et parfois des fonds légèrement teintés grâce à des techniques de réserve. Cette innovation permet d’imprimer non seulement des scènes pastorales ou mythologiques, mais aussi des motifs patriotiques et historiques, particulièrement pendant la Révolution et sous l’Empire. Le rouge et le bleu deviennent des symboles, le noir et le sépia ajoutent une élégance sobre aux motifs.
La manufacture devient alors un véritable moteur économique. À son apogée, elle emploie plus de 1 300 ouvriers : graveurs, coloristes, imprimeurs, blanchisseurs et repasseuses, sans oublier les apprentis qui apprennent le métier sur place. Oberkampf met en place des logements pour les ouvriers, des cantines, des jardins potagers et même une école. La vie du village s’organise autour de la manufacture : le rythme des machines et des rouleaux, l’odeur des teintures, le bruit des tissus froissés rythment le quotidien de tous.
Les tissus voyagent rapidement à travers la France et l’Europe : Paris, Lyon, Bordeaux, Allemagne, Italie, Russie et même aux États-Unis. Ils décorent les salons, les chambres, les théâtres et les hôtels particuliers. La toile de Jouy devient un symbole du raffinement français, représentant à la fois l’élégance artistique et la maîtrise technique. Oberkampf reçoit le titre de “Fabricant du Roi” et sera même fait baron par Napoléon Ier, une reconnaissance exceptionnelle pour un industriel.
Au XIXᵉ siècle, les techniques évoluent encore avec l’introduction des colorants synthétiques et des impressions multicolores : verts tendres, roses poudrés, bleus et bruns variés. Les motifs floraux et géométriques se multiplient, destinés à la décoration des maisons bourgeoises. Mais la concurrence étrangère et la mutation des goûts entraînent peu à peu le déclin de la manufacture, qui ferme en 1843.
Malgré cela, la toile de Jouy survit grâce aux archives et rééditions. Au XXᵉ siècle, la sérigraphie permet de reproduire fidèlement les motifs classiques ou de créer des variations pastel adaptées aux intérieurs modernes. Au XXIᵉ siècle, les designers et créateurs réinventent la toile avec des couleurs vives, fonds sombres ou motifs détournés, utilisant parfois l’impression numérique pour un rendu ultra précis. La toile de Jouy devient ainsi un langage visuel vivant, capable de raconter à la fois le passé et le présent.
Les motifs évoluent avec le temps, mais chacun raconte une époque : Les scènes pastorales du XVIIIᵉ siècle reflètent le rêve d’une nature idéale et d’une vie élégante, Les allégories mythologiques illustrent le goût néoclassique et la fascination pour l’Antiquité, Les motifs révolutionnaires et impériaux témoignent de l’engagement politique et du prestige, Les scènes exotiques traduisent la curiosité pour le monde lointain, Les motifs floraux et géométriques du XIXᵉ siècle révèlent l’harmonie décorative recherchée dans les intérieurs bourgeois, Les réinterprétations modernes montrent que la toile de Jouy reste une source d’inspiration créative infinie.
La toile de Jouy n’est pas simplement un tissu : c’est une histoire complète, mêlant art, technique, innovation, économie et vie sociale.
Naissance du musée : un patrimoine textile unique
Le musée actuel occupe le Château de l’Églantine, élégant bâtiment construit à la fin du XIXᵉ siècle. Niché dans un parc arboré, il offre un cadre paisible et lumineux pour accueillir les collections. Avant d’abriter le musée, le château fut une propriété privée. La commune de Jouy-en-Josas l’a acquis dans les années 1970, puis l’a restauré pour en faire un lieu culturel et patrimonial à part entière.
La création du musée remonte à 1977. À cette époque, il s’agissait surtout de préserver la mémoire de la manufacture disparue depuis le milieu du XIXᵉ siècle. Quelques années plus tard, l’installation au Château de l’Églantine permet d’offrir aux visiteurs un espace plus vaste et mieux adapté à la conservation et à la présentation des pièces textiles.
Le musée abrite aujourd’hui une collection exceptionnelle de plusieurs milliers de pièces. On y découvre des étoffes imprimées, des dessins préparatoires, des planches de gravure en bois ou en cuivre, des rouleaux utilisés pour l’impression mécanique, mais aussi des vêtements, du linge de maison et du mobilier recouvert de toile de Jouy.
Le parcours muséographique permet de comprendre les différentes étapes de fabrication : la gravure des motifs, la préparation des tissus, les techniques d’impression successives et l’évolution des styles. Des reconstitutions d’intérieurs du XVIIIᵉ et du XIXᵉ siècle plongent le visiteur dans l’univers domestique où ces tissus étaient utilisés.
La première salle raconte l’histoire de Christophe-Philippe Oberkampf et de la manufacture fondée en 1760. Des portraits d’époque, des cartes anciennes et des vitrines avec des lettres commerciales plongent dans le contexte d’un XVIIIᵉ siècle en pleine effervescence.

Une maquette détaillée de la manufacture montre l’organisation d’un vaste complexe industriel : ateliers, zones de teinture, de gravure et d’impression. On comprend que la toile de Jouy n’était pas une petite production artisanale, mais une véritable entreprise moderne pour son temps.

Dans d’autres salles, l’ambiance change complètement : nous entrons dans une chambre reconstituée de la fin du XVIIIᵉ siècle. Les murs sont entièrement tendus de toile de Jouy bleu gris, assortie au baldaquin et aux rideaux. Les meubles d’époque et les objets de décoration donnent la sensation de pénétrer dans une demeure bourgeoise.
Un peu plus loin, un salon de musique et une salle à manger montrent d’autres usages décoratifs des toiles : tentures murales, fauteuils recouverts de coton imprimé, paravents, coussins…





Une salle est consacrée aux archives historiques : albums d’échantillons, carnets de commandes, dessins préparatoires, croquis techniques. On peut admirer la finesse des dessins originaux, souvent réalisés à la plume et à l’encre, avant d’être gravés sur bois ou sur cuivre. Ces documents révèlent toute la dimension artistique du travail des imprimeurs et des graveurs. Certains motifs sont célèbres : scènes champêtres, voyages exotiques, récits mythologiques… des thèmes qui faisaient rêver les classes aisées de l’époque.














Bulles de Jouy, quand la bande dessinée rencontre la Toile de Jouy
En plus des collections permanentes du musée, un espace dédié accueille des expositions contemporaines. Jusqu’au 11 janvier 2026, c’est « Bulles de Jouy, quand la bande dessinée rencontre la Toile de Jouy ».
Si à première vue la Toile de Jouy et la bande dessinée semblent deux expressions bien éloignées dans la création artistique, leur étude comparée fait apparaître de nombreux liens. Bien que distinctes par leurs fonctions et leur médium, les toiles imprimées à personnages et la bande dessinée sont toutes deux héritières d’une même culture visuelle, ainsi que d’une volonté commune : raconter des histoires en images, l’une sur toile, l’autre sur papier.
Pour illustrer ce dialogue entre toiles imprimées et bandes dessinées, l’exposition présente plus d’une soixantaine d’œuvres textiles et graphiques issues des collections du musée de la Toile de Jouy ou d’importants prêts d’institutions publiques ou de collections privées. Ainsi, plusieurs pièces provenant de la Cité de la bande dessinée et de l’Image d’Angoulême ou du Conservatoire des Créations Hermès sont à retrouver dans le parcours.








Le musée se prolonge dans la boutique
La visite se conclut par un passage incontournable : la boutique du musée. Véritable prolongement des collections, elle met à l’honneur l’univers graphique de la toile de Jouy à travers une sélection soignée d’objets contemporains et patrimoniaux. On y trouve aussi bien des tissus imprimés au mètre que des articles de décoration, de la papeterie, des foulards, des livres et des créations artisanales inspirées des motifs d’époque. Cette offre mêle pièces exclusives, rééditions historiques et produits design, reflétant l’équilibre entre tradition et modernité que défend le musée. Plus qu’un simple espace de vente, la boutique agit comme une vitrine vivante du savoir-faire textile français.






Au-delà de la conservation du patrimoine, le musée joue un rôle actif dans la transmission des savoir-faire. Il organise des ateliers pédagogiques, des conférences et des expositions temporaires qui montrent comment la toile de Jouy continue d’inspirer les créateurs contemporains dans la mode, le design et la décoration.
Des projets de relance d’une production locale sont également à l’étude, afin de renouer avec l’esprit d’innovation qui animait la manufacture originelle. Le musée se positionne ainsi comme un pont entre tradition et modernité, mémoire et création…
Véronique Spahis
Musée de la toile de Jouy, 54 Rue Charles de Gaulle, 78350 Jouy-en-Josas
Ouvert le mardi de 14h à 18h et du mercredi au dimanche de 11h à 18h – fermé le lundi