Chromoscope à la Cité de l’architecture : quand la couleur devient espace

À la Cité de l’architecture, tout est question d’espace, de lumière et de résonance. C’est dans ce contexte singulier que s’installe Chromoscope, une exposition consacrée à la peinture abstraite américaine des années 1950 à 1990.

L’exposition prend place dans la Galerie des peintures murales et des vitraux, l’un des espaces les plus saisissants de la Cité. Sous la voûte monumentale, des fragments d’églises, de chapelles et de portails reconstitués forment un paysage d’architectures intérieures. Les murs portent encore les traces de pigments médiévaux ; les vitraux laissent filtrer une lumière mouvante, presque liquide.

Dans ce décor, les œuvres de Chromoscope trouvent un écho inattendu. Les vastes champs de couleur des toiles semblent prolonger les fresques environnantes ; les aplats vibrants répondent à la patine des pierres. La couleur devient ici un matériau architectural qui redessine l’espace.

Un tournant dans la peinture américaine

Le Color Field Painting naît aux États-Unis à la fin des années 1950, dans le sillage de l’expressionnisme abstrait. Alors que Jackson Pollock ou Willem de Kooning privilégient le geste et la tension du trait, une nouvelle génération choisit l’apaisement : la couleur devient sujet, respiration, espace de méditation.
Des artistes comme Mark Rothko, Barnett Newman, Helen Frankenthaler, Morris Louis, Kenneth Noland ou Sam Gilliam cherchent à créer des champs chromatiques ouverts, sans hiérarchie ni composition traditionnelle. La toile n’est plus fenêtre mais surface totale, un champ de perception où le regard se perd.

Ces artistes ont toujours cherché à abolir la frontière entre forme et fond. Exposées dans la Cité, leurs toiles prennent une dimension nouvelle : elles ne sont plus seulement à regarder, mais à habiter.
La fluidité des pigments se confronte à la stabilité de la pierre ; la légèreté des voiles de couleur dialogue avec la masse du bâti.

Les aplats de Morris Louis se déploient en cascades de teintes liquides ; les cercles concentriques de Kenneth Noland dialoguent avec les arcs gothiques ; les transparences fluides d’Helen Frankenthaler prolongent la lumière des vitraux voisins. Chaque peinture impose sa présence silencieuse, presque architecturale.

Le visiteur est immergé dans de vastes champs chromatiques où les pigments semblent respirer, s’étendre, se fondre dans l’air. Dans le silence monumental de la galerie, les toiles deviennent des structures à part entière : des architectures de lumière et de matière.

Les artistes de Chromoscope

Helen Frankenthaler (1928–2011) –Pionnière du mouvement Color Field, Helen Frankenthaler est l’une des premières à introduire la technique du soak-stain : elle verse directement la peinture diluée sur une toile brute posée au sol, laissant les pigments s’imprégner dans la fibre. Le résultat est une transparence fluide, presque aquarellée, où la couleur devient lumière.

Morris Louis (1912–1962) – Ancien membre de l’expressionnisme abstrait, Morris Louis simplifie radicalement la peinture dans ses séries Veils ou Stripes. Il fait couler la couleur liquide depuis le haut de la toile, créant des voiles verticaux qui se superposent et se dissolvent. Son travail incarne la recherche d’une peinture sans trace apparente de pinceau, où le geste se fait invisible.

Kenneth Noland (1924–2010) – Disciple de Frankenthaler et de Louis, Kenneth Noland explore la forme du cercle, de la cible et de la bande diagonale. Sa peinture est une recherche d’équilibre pur entre forme et couleur.

Frank Stella (né en 1936) – Figure majeure de l’abstraction américaine, Frank Stella s’éloigne du lyrisme pour imposer une rigueur géométrique et conceptuelle. Ses compositions, souvent construites sur des formats inhabituels, font de la couleur une structure rationnelle.

Larry Poons (né en 1937) – Artiste inclassable, Larry Poons s’impose par ses expérimentations sur la perception optique. Ses toiles à motifs elliptiques, ses dégradés vibrants et ses surfaces saturées plongent le spectateur dans une expérience presque cinétique.

Sam Gilliam (1933–2022) – Premier artiste afro-américain associé au mouvement Color Field, Sam Gilliam a libéré la peinture du châssis. Ses toiles drapées, suspendues dans l’espace, transforment la couleur en sculpture souple.

Joan Mitchell (1925–1992) – Bien qu’associée à l’expressionnisme abstrait, Joan Mitchell partage avec le Color Field une même quête d’intensité chromatique. Ses touches denses, ses éclats de vert, d’orange et de violet créent des compositions vibrantes où la couleur semble respirer.

Un dialogue entre temps et formes

Avec Chromoscope, la Cité de l’architecture poursuit un travail entamé depuis plusieurs années : montrer que le patrimoine n’est pas figé, mais un terrain vivant de réinvention. L’exposition affirme que la couleur, comme l’architecture, est un langage de l’espace et du temps.
On en ressort avec la sensation d’avoir traversé un champ d’énergie. Les murs semblent plus légers, les pigments plus profonds, comme si la couleur avait trouvé dans la pierre son écho naturel.

Véronique Spahis

du 22 octobre 2025 au 16 février 2026

Cité de l’architecture & du patrimoine, Palais de Chaillot, 1 place du Trocadéro, 75016 Paris

tous les jours sauf mardi, 11h – 19h (jeudi jusqu’à 21h)

https://www.citedelarchitecture.fr/fr