« Échappées » : L’art urbain retrouve son souffle

À la Poste Rodier, dans le 9ᵉ arrondissement de Paris, la Fondation Desperados pour l’art urbain donne carte blanche à Alëxone Dizac pour une aventure collective hors des cadres. Avec Échappées, l’artiste et graffeur devenu commissaire réunit douze créateurs français et internationaux autour d’un même souffle : retrouver l’esprit originel de l’art urbain, celui du récit, du mythe et de la mémoire partagée. Du 7 au 30 novembre 2025, l’exposition transforme l’ancien centre postal en terrain d’exploration libre et foisonnant.

1. L’art urbain retourne à ses origines

Le titre sonne comme une promesse : une échappée, un mouvement de fuite hors des cadres, des formats et des conventions. Le graffiti a longtemps été un cri lancé sur les murs, un art de la marge, de l’instant et du passage. Aujourd’hui, il s’invite dans les galeries, les musées, les fondations. Ce glissement vers l’institution n’a rien d’anodin : il consacre la reconnaissance d’un mouvement né dans la rue, mais pose aussi la question de sa domestication.

L’exposition Échappées occupe un lieu lui-même chargé de symboles. La Poste Rodier, ancien centre de tri du courrier, devient le théâtre d’une odyssée artistique. Dans cet espace brut de 1 200 m², habituellement fermé au public, 12 artistes venus de France, du Danemark, de Corée, du Vietnam et des États-Unis réinventent le geste fondateur de l’art : celui de raconter. À travers fresques, sculptures, céramiques ou installations, Échappées se conçoit comme une aventure à traverser. Le visiteur devient marcheur, témoin, explorateur. Chaque œuvre trace une étape dans une narration collective, un voyage initiatique où l’on retrouve la spontanéité et la liberté du graffiti des origines.

2. Le regard d’Alëxone : du mur à la narration

Derrière Échappées, un nom : Alëxone Dizac, figure majeure du graffiti parisien. Né en 1976, Alexandre Dizac débute dans les années 1990, à une époque où le graffiti se vit comme un acte clandestin, poétique et politique. Son univers, immédiatement reconnaissable, se peuple d’animaux hybrides, de personnages baroques et de motifs calligraphiques qui mêlent humour, fantaisie et mélancolie. Chez lui, le grotesque est une élégance, le chaos un système.

Alëxone s’est forgé une identité singulière dans un champ longtemps dominé par l’urgence et la répétition. Ses fameuses « œdiperies » associent lettrage, dessin et peinture avec une précision presque orfèvre. Dans son atelier d’Ivry-sur-Seine (Val de Marne), il peint avec la même attention qu’un enlumineur, dans un univers visuel saturé de couleurs, de clins d’œil et de références pop. S’il est passé de la bombe à la toile, son geste reste le même : libre, instinctif, ancré dans la rue.

Pour la première fois, l’artiste se fait commissaire. Ce déplacement n’est pas anodin : il prolonge son exploration du collectif, en orchestrant la rencontre de 12 artistes qu’il estime fait entrer en résonnance. On y retrouve des figures historiques du mouvement, comme Miss Van ou Steph Cop, mais aussi des créateurs venus d’autres horizons : Andrew Schoultz (États-Unis), Hitnes (Italie), ou encore la céramiste coréenne Yun-Jung Song rencontrée au salon Révélations 2025. Cette constellation compose une cartographie mouvante où se croisent graffiti, illustration, sculpture, art textile, et photographie.

Alëxone revendique une approche presque anthropologique : « Avant d’être théorisé, l’art urbain s’est transmis par des anecdotes, des rumeurs, des récits partagés. Échappées raconte ces histoires collectives, comme les mythes d’autrefois. » Cette perspective narrative replace l’art urbain dans son essence : une parole visuelle née du mouvement, du passage, de l’oralité.

Son commissariat, loin des codes curatoriaux habituels, se nourrit de sa pratique. Alëxone ne « montre » pas l’art, il l’orchestre comme une épopée. Et dans cette odyssée, il ne s’agit pas de conquérir un espace muséal, mais de reconquérir une liberté de création. Le titre prend alors tout son sens : Échappées comme une fuite joyeuse hors des cadres, un refus du formatage, une invitation à respirer.

3. La Fondation Desperados : une liberté rare

Créée en 2018 par le groupe Heineken France, la Fondation Desperados pour l’art urbain est aujourd’hui un acteur central du soutien à la création contemporaine issue de la rue. C’est la première fondation d’entreprise en France à se consacrer exclusivement à l’art urbain, et son rôle dépasse le simple mécénat. Elle soutient des résidences, des expositions, des projets dans l’espace public, tout en accompagnant les artistes dans leur parcours professionnel. Sa démarche nomade et collaborative en fait un laboratoire d’expérimentations, loin des modèles institutionnels figés.

Avec Échappées, la Fondation franchit une étape : elle donne carte blanche à un artiste pour concevoir une exposition collective sans contrainte ni cahier des charges. Une confiance totale, rare dans le champ du mécénat. Ce choix traduit une conviction : l’art urbain ne se résume pas à une esthétique, c’est une manière d’être au monde. En invitant Alëxone à concevoir une exposition « libre », la Fondation renoue avec l’esprit même du mouvement : celui du partage, de l’échange, de la narration collective.

Cette liberté s’incarne aussi dans le lieu. En investissant un ancien centre postal, la Fondation choisit un espace chargé d’une fonction symbolique : celle du passage, de la correspondance, du message. La Poste Rodier, avec ses murs bruts et ses volumes industriels, offre aux artistes un terrain d’expérimentation propice aux détournements. Ce n’est pas un « white cube » aseptisé, selon les propres mots d’Alëxone mais un espace de circulation, un décor vivant où les œuvres respirent et dialoguent avec l’architecture. En cela, Échappées renverse la logique d’exposition : au lieu d’imposer un cadre, elle laisse le lieu et les œuvres écrire ensemble leur propre récit.

Antonella Eco

Du 7 au 30 novembre 2025

La Poste Rodier, 30-32 rue Louise-Émilie de la Tour d’Auvergne, 75009 Paris

Mercredi & Dimanche : 11h – 19h / Jeudi, Vendredi & Samedi : 11h – 20h / Fermé : Lundi & Mardi /

Ouverture exceptionnelle : mardi 11 novembre