Il n’y a pas un Chagall, mais plusieurs. Au grand musée d’art moderne de la capitale autrichienne, l’Albertina, le peintre russe d’origine juive, réfugié puis naturalisé français en 1937, est célébré dans toute sa diversité esthétique. La noirceur se confond avec les couleurs ; la joie avec la tristesse et le déracinement. Les visiteurs jonglent avec plaisir dans cette exposition retraçant parfaitement l’œuvre d’un des monstres sacrés de la peinture du XXe siècle.
Plongé dans l’œuvre et la vie de Marc Chagall, c’est parcourir un grand bout de l’Histoire européenne. Celui qui ne connaissait pas encore la douceur printanière de Saint-Paul-de-Vence, ni les frasques de ses pairs tel Picasso, naît en 1887 à Witebsk (en actuelle Biélorussie), au cœur de l’Empire Russe. Ses origines juives, tout comme son statut d’artiste, vont très vite lui causer du tort.
Alors que Chagall souhaite au départ s’ancrer en Russie, le néo-peintre est très vite contraint à son premier exil. Cette vie faite d’allers sans réels retours aurait pu servir à bâtir une œuvre tragique. Mais au contraire, c’est bien « en apesanteur dans des temps obscurs », comme le souligne l’Albertina, que Chagall se meut à travers les années, parsemant ses diverses créations de réminiscences et autres souvenirs plus ou moins lointains de sa trajectoire accidentée.
Influences, confluences
Partisan du fauvisme ? Ardent défenseur du cubisme ? du surréalisme ? Chagall est un peu de tout ceci, un rien de cela : dans plusieurs cases pour ne finalement n’être dans aucune d’entre elles réellement. Contrairement à d’autres artistes, ce dernier ne peint en effet pas tant pour appartenir à un univers, à une catégorie d’oeuvre ; à l’inverse, il use plutôt des différents codes, qu’il tourne et retourne, pour former un mélange unique et raconter son histoire, versant subtilement du tragique à l’onirique.
Les différentes périodes que l’on peut repérer pour ordonner l’œuvre de Chagall ne sont alors que ses divers moments de vie. Une vie qui coule et s’écoule entre la Russie, l’Allemagne et la France. Ces flots continus de couleurs, de superpositions, de portraits, de passions et d’étonnements forment la production inclassable de Chagall. Seul le cirque et son ovalité, ce parc d’attraction géant de nos espoirs ; caisse de résonance de nos désespoirs ; participent à former une certaine constance dans l’œuvre du français.
« En apesanteur », mais aussi dans un nid : la figure de l’artiste est ici totale. Certes loin d’une image de poète dans sa tour d’ivoire, Chagall ne reste pas moins insaisissable. Dans Le poète et les oiseaux (1911), le musée viennois revient ainsi sur une boutade qu’avait lancée Chagall sur ses productions. « Plus je me décarcasse à vouloir faire un Corot (du nom de l’artiste peintre français Jean-Baptiste Camille Corot), plus je m’en éloigne et à la fin, cela donne un Chagall ».
La figure énigmatique du peintre prend ici forme afin d’enchanter le monde au travers d’une peinture mêlant notamment une certaine « paix intérieure » ainsi qu’une « atmosphère mélancolique », relève l’exposition.
Oeuvre-vie
Pour prendre la mesure de la création unique du franco-russe, le musée Albertina a choisi de construire chronologiquement sa scénographie. On ne peut alors qu’être emporté dans ce flot ininterrompu de couleurs – souvent au pastel, ce qui les rend d’autant plus nettes et vives – nous faisant ainsi parcourir, au rythme de la vie de l’artiste, tous ses moments.
La vie des Hommes et par analogie celle de Chagall, sont faites de périodes de doute, matérialisées par des couleurs plus sombres sur la toile. Chagall peint alors des villages dévastés, sous les flammes ; les animaux remplacent les hommes et la vie semble déstructurée.
L’on se tourne également vers le passé lorsque Chagall retourne dans sa Russie impériale natale. Il y peint alors plusieurs scènes, notamment La Bague, qui révèlent une tension entre tradition et modernité ; vie d’errance et de constance.
Les ânes et les autres (1911) nous immerge par ailleurs dans un univers quelque peu apocalyptique, « surréaliste », avec des éléments provenant de l’ancien lieu de vie russe de Chagall, mais aussi certains détails qui rappellent le triste destin des juifs à cette époque.
L’on se plonge enfin dans Paris, « ce deuxième Witebsk », cette deuxième patrie où l’œuvre de Chagall prend des accents joyeux, festifs. Une illustration de ce tournant est donnée avec La Chambre Jaune (1911), mais aussi avec la rencontre du peintre avec l’amour et Bella Rosenfeld qui donnent Vie Tranquille. (1911-12) ; conduisant Chagall à convoquer des références classiques sur un amour ambivalent et cette « tentation » funeste (Adam et Eve, 1912) ; et lui faisant, pour finir, réaliser l’un de ses grands chefs d’oeuvres, L’anniversaire (1915).
Ici, l’amour fait plus qu’uniquement donner des ailes ; il permet au corps de se surpasser.
« En apesanteur » à nouveau, libéré des contraintes et autres diktats, le corps de l’amoureux se cabre pour mieux épouser la forme de sa passion.
Entre le récit magnifié d’une période enchantée au cœur d’une vie tourmentée et l’exagération des sentiments, L’anniversaire est un bouquet fleuri de la pensée artistique du peintre.. Il représente toutes les parcelles de cet univers mêlant à la fois réalisme, surréalisme ; beauté et mélancolie de l’instant ; fugacité et légèreté de la vie qui passe. L’Albertina ne s’y trompe pas, choisissant cette production emblématique comme affiche pour l’exposition à travers les rues de la capitale.
Oeuvre-spectacle
Comme une boucle, l’oeuvre et l’exposition Chagall se concluent par une explosion de couleur, un « jeu d’une danse intemporelle », représenté par le monde du cirque qui fascine le peintre depuis son enfance.
Au-delà des apparences festives, des effusions et de la profusion des couleurs, Chagall compare le cirque et ses acteurs aux « images saintes » et autres personnages bibliques. Pour l’artiste, le cirque reflète le « désir de liberté et l’envie d’échapper à la réalité » ; danser et chanter tant qu’il en est encore temps pour ne pas tomber dans l’abîme de la morosité constante.
Tel un mantra : continuer à tournoyer sans se soucier des lendemains, tourner en rond pour avancer ; mais aussi revoir mille fois mille visages, donc les réinventer de tout autant de manière possible. Chagall n’a ainsi eu de cesse de découper, coller, rapiécer, réformer ce qu’il a vu. Dans cette recherche d’une représentation totale du monde qui l’entoure, l’artiste a donc aussi peint les visages de spectateurs tapis dans l’ombre.
Car si dans l’arène, lors d’un spectacle, la lumière souligne uniquement les exploits des circassiens, Chagall l’acrobate, en grand instigateur d’un spectacle vivant à ciel ouvert, s’est quant à lui essayé aux figures les plus folles, entraînant dans une danse de couleurs, d’odeurs ; de terreur et de bonheur, toute une imagerie des siens et de son époque.
Personne n’est oublié sur le bord de la scène. Les Juifs, persécutés et vilipendés à cette époque, sont donc également inclus. Sous les traits, forgeant le respect, d’un Rabin en noir et blanc (entre 1914-1922) notamment, Chagall impose une représentation de ce peuple honni.
Derrière ce flot de visages, de paysages et de voyages, le peintre fait s’entremêler les différentes époques, les sources et les couleurs entre elles, pour tenter d’approcher, in fine, une représentation de la vie au cœur d’une œuvre-spectacle.
Ainsi, de spectateur des arts du cirque, Chagall en est devenu un acteur : sur la toile, pinceau en main, réenchantant la vie et ses desseins, tel un acrobate du dessin.
Gabriel Moser
Du 28 septembre 2024 au 9 février 2025
Musée Albertina, Albertinaplatz 1, 1010, Vienne, Autriche.