Au Casino Luxembourg, l’exposition Theatre of Cruelty réactive l’héritage brûlant d’Antonin Artaud

Dessins d’Antonin Artaud, rituels sonores, bio-objets et avatars tremblants d’artistes contemporains… Au Casino Luxembourg, la curatrice Agnès Gryczkowska orchestre une exposition où les visions radicales d’Antonin Artaud rencontrent celles d’artistes habités par la même intensité crue. Jusqu’au 8 février 2026.

L’exposition « Theatre of Cruelty », présentée au Casino Luxembourg du 15 novembre 2025 au 8 février 2026, s’ouvre dans une obscurité dense qui épouse la vision radicale d’Antonin Artaud. La commissaire invitée, Agnès Gryczkowska, revendique une approche frontale : « Artaud reste l’un des penseurs qui ont le plus profondément attaqué les conventions occidentales. Chez lui, la cruauté n’est pas la violence, mais l’intensité d’exister. » Le parcours, entièrement drapé de noir, plonge le visiteur dans un espace circulaire où la séparation traditionnelle entre scène et public disparaît, reprenant l’exigence d’Artaud d’un théâtre total. Ce dispositif immersif répond à l’idée formulée dans les années 1930 d’un art conçu comme un rituel d’exorcisme : contourner l’intellect pour atteindre les nerfs. Les journaux intimes et les dessins produits à Rodez comme L’Homme et sa douleur, La Révolte des anges sortis des limbes, ou encore Le Totem forment l’ancrage historique de ce paysage sensoriel. Réalisées sous électrochocs, ces récits évoquent un corps disloqué, traversé de forces qui dépassent la raison ; ils matérialisent, selon Agnès Gryczkowska, « un organisme démantelé, libéré de toute fonction », pour rejoindre le concept artaudien de corps sans organes. Dans ces fragments brûlants, l’artiste apparaît à la fois comme figure historique et présence spectrale, ancêtre déclaré de la performance contemporaine.

Autour de ce noyau, l’exposition agrège des artistes pour lesquels le corps, le langage et la convulsion restent des lieux de résistance. Pan Daijing installe deux grandes peintures, Cream Cut 1 et 2 (2024–2025), réalisées en état de transe. Elles ne sont pas conçues comme des images, mais comme une longue trace de gestes automatiques proches d’une écriture sans mots. À ces surfaces traversées d’énergie répond One Hundred Nine Minus (2021), pièce sonore saturée de glossolalies et de soupirs, où le langage se dissout jusqu’à devenir pure texture acoustique. « Pan Daijing s’approche de ce que voulait Artaud : un langage qui précède les mots », souligne Agnès Gryczkowska. Les bio-objets de Tadeusz Kantor de son spectaculaire Piège à rats en dialogue avec La Machine familiale prolongent cette logique rituelle.

Machines absurdes et sinistres à la fois, elles réduisent l’acteur à un corps manipulé, soumis aux dispositifs comme Artaud imaginait des objets « chargés », davantage talismans que simples accessoires. Dans la même veine, les peintures de Liza Lacroix, sombres et blessées, apparaissent comme des actes plus que des images : gestes possédés, convulsions lumineuses qui prolongent la tradition du clair-obscur pour en détourner la solennité. La jambe mécanisée de Tobias Bradford, oscillant sans progression possible, met en scène l’absurdité d’un corps condamné à tourner à vide ; une image brute d’un théâtre sans résolution, tel que le théoricien français l’avait imaginé. Les poupées de Michel Nedjar, couvertes de sang, de tissu et de boue, condensent les logiques de deuil et de mémoire dans des effigies rituelles qui évoquent, selon la commissaire, « des armes de magie sacrée ».

La dernière partie du parcours déploie des formes où la scène déborde dans l’image contemporaine. La documentation de Tragedia Endogonidia (2002–2004) de Romeo Castellucci montre comment l’effondrement du sens s’incarne dans un théâtre où les forces, les animaux, les fluides et les lumières deviennent des opérateurs au même titre que les acteurs. « Castellucci refuse la catharsis : la tragédie ne se résout pas, elle prolifère », rappelle Agnès Gryczkowska. Plus loin, Angélique Aubrit et Ludovic Beillard plongent le visiteur dans un labyrinthe post-apocalyptique où des belettes humanoïdes torturent des humains dans un univers administratif en ruine ; un théâtre de l’effondrement où les marionnettes titubent avec ironie « à travers les ruines du langage ».

Le parcours se clôt sur Pianoworks 2 d’Ed Atkins où l’artiste confie à un avatar numérique la tâche d’incarner la douleur comme condition fondamentale. Interprétant le compositeur suisse Jürg Frey dans une boucle obstinée, l’avatar tremble, vacille, se fissure : « entre ma roboticité et mon humanité », écrit Atkins, citant Artaud et son désir d’un double plus réel que le réel.

Dans cette dernière séquence, le numérique devient la scène où se rejoue, de manière exacerbée, la tension entre représentation et vérité. Agnès Gryczkowska résume ainsi le fil rouge de la démonstration : « Artaud nous force à regarder l’art là où ça fait mal. Il voyait la cruauté comme la condition même de la vie. Ce que l’exposition cherche à montrer, c’est que cette intensité n’a rien perdu de son urgence. »

Antonella Eco

du 15 novembre 2025 au 8 février 2026


Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 41 rue Notre-Dame, L-2240 Luxembourg

ouvert tous les jours de 11h à 19h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h, fermé le mardi – entrée gratuite –
Visites guidées : chaque jeudi à 19h, chaque dimanche à 15h
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