Quand commence réellement le voyage ? Une fois les premiers kilomètres avalés, lorsque les pays et les langues nous deviennent étrangers ? ou une fois parvenu, lorsque le périple s’achève et que les souvenirs prospèrent à mesure que les valises se désagrègent ? Partir n’est jamais une mince affaire. Le retour est, quant à lui, encore plus incertain. Entre les deux, il faut également pouvoir reconnaître à quel instant l’on est véritablement parti de chez soi. Tout commence par un départ : il y a celui douloureux, sur le quai d’une gare qui mène vers l’inconnu ; celui langoureux, qui brise les cœurs à grand renfort de vapeur ; celui anxieux, peu préparé ou qui s’est mal déroulé, par temps pluvieux. Une fois la ville derrière nous, l’on se dit que l’on est lancé ; l’aventure peut enfin commencer. Nos pieds foulent une autre terre, notre esprit s’acclimate à un nouvel air et nos pensées s’éclaircissent à mesure que nos yeux pétrissent devant nous ce qui deviendra nos futurs souvenirs. Les chemins se multiplient, les horizons se dessinent : le voyage se matérialise tandis que notre inconscient se concrétise. C’est le début de la découverte, de la rencontre : des errances fatidiques et des reconnaissances inédites. La première étape à Buenos Aires a scellé, pour de bon, le départ d’It art Bag de Paris. Après un temps d’acclamation nécessaire, nous voici pleinement immergés dans l’Argentine profonde. Notre ignorance du pays rejoint notre appétence pour la découverte. Après la capitale, place à une nouvelle conquête : Córdoba emplie déjà nos têtes.
Il faut près de neuf heures de bus pour parvenir de Buenos Aires au deuxième centre urbain argentin. Une tribulation nocturne, souvent taciturne, toujours sur des routes de fortunes : l’immensité du pays laisse songeur à mesure que les heures défilent sur le compteur. Au petit matin, nous arrivons en gare ; le bus repart, déjà en retard. Une fois sur la terre ferme, nous reprenons, tel le capitaine d’un voilier, la barre directionnelle de notre voyage, à l’assaut de cette nouvelle cité.
Lorsque l’on quitte une capitale qui nous était encore inconnue il y a peu, l’on est partagé entre les bribes de nos réminiscences qui commencent à affluer, de ces mille trésors découverts, et des centaines, sinon des milliers de choses que l’on n’a pu faire.
Pour une prochaine fois.
D’ailleurs, nous avons à peine le temps de regarder en arrière que déjà l’appel d’un nouvel univers à découvrir se fait plus pressant.
Vous connaissiez Cordoue, la ville des trois cultures ? Voici sa sœur : à plus de 10000 kilomètres de distance, fondée en 1578 par Jeronimo Luis de Cabrera – une statue en son honneur a été érigée derrière la cathédrale -, Córdoba apparaît toute aussi rayonnante que son parent espagnol.
Les deux cités ont, chacune, tiré son épingle du jeu grâce à l’art et la culture ; Cordoue s’est distinguée en devenant le centre des trois religions monothéistes, tandis que Córdoba s’est immédiatement imposée comme un pôle de recherche et de création en se dotant de la première université du pays. Elle en tire d’ailleurs son surnom, élogieux : « la Docte ». Le ton est donné…
A l’ombre de la ville
Deuxième plus grande ville du pays, on peine à imaginer que plus d’un million de personnes vivent entre ses murs. Certes, si la vie s’active en ville, si les autos pétaradent sur les avenues, le calme et la tranquillité nous envahissent néanmoins, sans trop de difficultés, en longeant l’Avenue Marcelo T. de Alvear. Cette avenue suit le cours du Rio Canada, petite rivière qui a vu fleurir autour d’elle un Bosque Urbano, soit une plantation exceptionnelle de 350 arbres d’une même espèce, tipa blanca. Ces derniers, appelés Cañadas, ont plus de 70 ans d’existence. Plantés en 1948 par le paysagiste Heraldo Nicolea, ils font partie intégrante de la ville, lui donnant une identité tout au long de cette artère passante.
Ces derniers ne font pas moins de 15 mètres et peuvent atteindre les 18 mètres de haut, apprend-on : Córdoba prévient de quel bois elle se chauffe. Elle annonce surtout par ce biais qu’elle souhaite refléter l’image d’une ville verte. En ce sens, il est à souligner qu’un important espace naturel, le Parc Sarmiento, a été créé à l’extérieur du centre-ville. Présenté comme un ensemble « multisportif », il s’adresse aux cordobès ayant envie de fraîcheur et de nature.
Origines renouvelées, ancrage affirmé
Sans s’excentrer autant, l’on peut également profiter des nombreux petits espaces verts au cœur de la ville. Alors même que nous voyageons durant la saison hivernale, la petite société cordobesa ne manque pas à l’appel dès que les fins rayons du soleil de juillet percent le ciel. Lorsque ces derniers apparaissent, nombreux sont ceux qui se réfugient Plaza de la Intendencia, Héroes de Malvinas – Place de l’Intendance, Héros des Malouines – pour profiter de ce bain ensoleillé.
L’autre grand repère des gentilés, entre art et culture, soleil et maté, semble être le parc du Musée Supérieur des Beaux arts, Palacio Ferreyra – Museo Superior de Bellas Artes Evita, Palacio Ferreyra.
A l’ombre de l’un des majestueux arbres parsemant ce petit écrin de verdure, on peut alors observer ce palace construit au XIXe siècle, symbole du développement du quartier du Nuevo Cordoba (Nouveau Córdoba). A l’instar de Buenos Aires, on se surprend à découvrir une influence européenne considérable. Ainsi, après la création par les espagnols du centre historique de cette ville censée représenter la nouvelle Andalousie, l’on apprend dans la première partie du musée dédiée à l’histoire de la cité, que la Palacio Ferreyra, tout comme le Parc Sarmiento, coeur du nouveau centre urbain cordobès, ont été construits en suivant des modèles français.
Miguel Criso, entrepreneur immobilier à l’oeuvre dans la seconde moitié du XIXe, confie en effet la construction dudit palais à l’architecte Ramon Carcano qui s’inspire très directement de l’Hôtel Kessler à Paris (XVIe), tandis que le parc est imaginé par Charles Thays, paysagiste français. Ce dernier est l’auteur de nombreuses réalisations en Argentine, dans la capitale mais aussi au nord du pays dans la région des chutes d’Iguazu où il participe à l’élaboration du concept novateur de parc national.
L’inspiration qui a fait s’ériger le Nouveau Córdobaaura donc trouver sa source, son modèle dans l’architecture classique française. La volonté première des urbanistes de l’époque est d’imaginer une ville représentant la Nouvelle Andalousie, sur le modèle parisiano-français fait de multiples placettes, de petites rues étroites et d’artères non-rectilignes.
Le plan de construction de la ville traduit un certain entre-deux argentin, tout à la fois attaché à ses origines européennes, mais ayant également pour volonté de s’en distendre. Alors même que la ville, cette cité savante, « docte », se veut être avant-gardiste, ouverte sur le monde, donc fer-de-lance des mouvements sociaux et des révoltes nationales – celle de 1969 a, en ce sens, débouché sur la chute de la dictature de Ongania -, elle a néanmoins toujours gardé les marques de son passé colonial originel, sachant faire cohabiter les influences.
Ville façon puzzle
Si le Nouveau Córdobagarde une attache européenne, il se distingue néanmoins du Córdoba historique, qui s’ancre pleinement dans la culture espagnole. L’on y retrouve ainsi l’importance d’un édifice religieux central – chose qui n’apparaît pas à Buenos Aires – avec la Cathédrale Notre-Dame de l’Assomption. Cette dernière trône fièrement au milieu de la Plaza San Martin (Place Saint Martin).
Sa construction fut fastidieuse, s’étalant sur plus de deux siècles, entre le XVIe et le XVIIIe. Ainsi, l’on ne peut véritablement relever de style particulier : néo-classique pour partie, surplombée de détails baroques, pour finir par l’immixtion d’un Christ Rédempteur sur le fronton, au début du XXe siècle. A l’image de la ville, la cathédrale est un véritable puzzle ; tout a été assemblé minutieusement au fil des époques ; chaque détail semble retravaillé, corrigé, épuré.
Après la Plaza San Martin, lorsque l’on remonte quelque peu, il est plaisant de se perdre dans les rues montantes du quartier branché de Güemes. La renommée de l’université draine une population jeune ; cette dernière apprécie se retrouver dans les nombreux bars et restaurants qui bordent les avenues commerçantes de ce secteur plein de vie.
En quittant l’artère principale Belgrano, l’on peut ensuite s’enfoncer à travers les petites ruelles du Passage des Arts (Paseo de las Artes), profiter du marché de produit locaux et artisanaux qui s’y tient quotidiennement, ou bien encore découvrir, au hasard d’une ruelle, un bar caché.
Au sud de la place centrale en l’honneur du libérateur de la patrie, l’on peut également profiter des artères commerçantes de Córdoba. Pavées, ces dernières rappellent l’agencement du quartier central des écrivains à Madrid.
Si l’on peut regretter que la majorité des échoppes présentes ne proposent que des contrefaçons, on perçoit une réelle ferveur populaire lorsque l’on déambule à travers cet axe de la cité. Une ambiance bon enfant règne ; une véritable vie de village ressort, plus généralement, de la ville, comme si cette dernière, malgré son développement important, n’avait jamais cessé d’être cette petite province nouvelle, certes centrale géographiquement, mais loin de toute aire urbaine d’importance par ailleurs.
Seule, au milieu de l’immensité aride argentine, Córdoba s’offre à nous dans toute sa diversité, choyée par une certaine timidité qui lui donne un côté attachant.
Ville d’art, ville-art
Au-delà des influences, des confluences ; des apparences ou des transparences, Córdoba souligne également l’esprit argentin fondamentalement tourné vers l’art ; vers un certain romantisme du quotidien qui se traduit notamment par une « géographie transformée en paysages » selon l’expression du Musée Supérieur des Beaux Arts.
Au sein de son parcours permanent, le musée souhaite représenter, « capturer l’interaction constante entre l’être humain et la nature ». Des interactions riches qui invitent tout à la fois à découvrir des « histoires cachées » comme des « perspectives nouvelles ».
Ces histoires se murmurent à travers les montagnes, se crient dans les rues, se respirent dans les prairies. On les ressent de jour, lorsque l’astre ensoleillé irradie de ses rayons perçants ; lorsque la nuit nous recouvre, ou au petit matin quand nos esprits embrumés se réveillent et que la ville soulève nos rêves inavoués.
La ville : « espace pour l’art » souligne le musée ; « un territoire fertile (…) où signes et apparences s’entremêlent, formant une narration visuelle unique ». Tapie dans l’ombre ou en plein soleil, notre cité ne raconte jamais deux fois la même histoire. Il y a celle du matin, rimant avec chagrin ; celle du soir, s’acoquinant avec nos espoirs ; celle qui se passe sous la pluie – représentée par Emiliano Clara Gomez dans Place du Peuple, (Piazza Del popolo) –, sans un bruit : sourde ; puis soudain bruyante, grouillante.
Mais sous tous ses aspects, la ville reste bel et bien notre reflet, collant à la peau, s’emparant de nous comme nous nous emparons de ses rues. A l’image de cette œuvre de Nuna Mangiante, Cordobazo, la ville est un miroir : réceptacle imparfait car fatalement humain de nos élucubrations les plus diverses ; grossissant ce que l’on souhaite cacher, soulignant aussi notre créativité.
Cette créativité apparaît rayonnante. A Córdoba, la ville est un terrain de jeu artistique et les habitants, de véritables artistes. La Docte n’est donc pas cette université vieillissante, se remémorant un passé glorieux pour mieux effacer un présent miséreux. La cité universitaire cordobesa a, au contraire, gardé sa fougue originelle, donnant une impulsion créative qui porte et transporte ses habitants.
Cycles
Une belle expression de cette émulation cordobesa s’observe au Musée Métropolitain d’art urbain – Museo Metropolitano de Arte Urbano (MMAU). Au centre de la Plaza España (Place d’Espagne), il faut gravir les quelques marches qui séparent le trottoir du petit monticule qui se dresse au milieu de ce carrefour pour apercevoir, sous nos pieds au travers d’un sol en verre, le musée dédié aux créations des élèves de l’école d’art de Córdoba et celles d’autres jeunes artistes peuplant la ville.
« Il y a trois ou quatre expositions différentes chaque année » nous explique la direction. Le musée redouble d’ailleurs de propositions pour faire vivre pleinement cette ferveur artistique… en commençant par y inviter tout un chacun, rendant pour ce faire le lieu en accès libre. Lors de notre passage, nous nous sommes immergés dans une exposition sur la folie présumée des tableaux. « Si les tableaux parlaient, quelles folies évoqueraient-ils ? ».
La dizaine de néo-artistes collaborateurs apportent chacun différentes réponses. On perçoit, entre autres, une folie revendicative, engagée ; à l’opposé, il peut également s’agir d’une folie déstructurée, qui bouleverse les points d’équilibre. Enfin, la folie peut également s’entendre comme une force magnétique qui pousse (à) la création, la transcende. Plusieurs œuvres développent ainsi des jeux de couleurs particulièrement intéressants, instigateurs de formes qui laissent place à l’imagination.
Le bleu et le jaune, le rouge et le vert se marient ; les fragments s’amoncellent pour ne faire plus qu’un dans l’oeuvre sans titre de l’artiste Sandra Diaz. L’artiste dévoile un papillon comme finalité de cette coalition de particules. Si ce dernier ne doit pas avoir les ailes trop lourdes, il lui est nécessaire de disposer d’une certaine largeur pour embrasser suffisamment l’air et prendre son envol.
La figure du papillon est en quelque sorte proche de celle de la ville. Ces ailes de géant ne doivent pas être démesurées, sans quoi elles l’empêche[raient] de marcher, à l’instar du développement d’une ville qui ne doit pas, sous prétexte d’une marche vers le progrès, se dénaturer outre-mesure jusqu’à en perdre sa fonction première : être un port d’attache.
Córdoba symbolise quelque part cet accord subtil entre un développement à travers les âges et les influences et un agencement, une imbrication de ces éléments dans un ensemble cohérent, donc vivant ; respectueux donc fructueux.
Tel un papillon n’ayant pas tout perdu de son statut embryonnaire de chenille, Córdoba entend poursuivre sa mue naturelle, lente et puissante. Les voyageurs que nous sommes prennent part à son perpétuel envol ; comme un voyage qui n’en finirait pas de débuter.
Gabriel Moser.
Parc Sarmiento, Deodoro Roca, Córdoba
Musée Supérieur des Beaux-Arts, Palace Ferreyra, Avenue Hipolito Yrigoyen 511, Córdoba
Cathédrale Notre-Dame de l’Assomption, Independencia 80, X5022 Córdoba
Passage des arts, Pasaje Revol 299, Córdoba
Musée métropolitain d’art urbain (MMAU), Place d’Espagne, X5000 Córdoba