« Il n’y avait rien, il fit presque tout ». André Malraux ne tarissait pas d’éloges sur l’œuvre du Général San Martin, libérateur de l’Argentine et du Chili. La reconquête de ces terres est un périple digne de la Traversée des Pyrénées par Hannibal (218 av. JC). A la tête d’une armée composée de nationalités hétéroclites venues du monde entier, c’est à Mendoza, en 1817, que le Général fait partir ses troupes en direction du Chili. Tel un voyageur solitaire, San Martin a débuté sans rien, avant de rencontrer en chemin la compagnie dont il avait besoin ; puis enfin d’arriver à son but, auréolé de gloire. La figure de l’Homme providentiel prend ici tout son sens. Tel Moïse fendant les eaux, San Martin a fendu les Andes ; mais aussi renversé des villes, libéré des milliers de territoires… Un voyage de conquêtes, toujours en tête, le regard droit, porté irrémédiablement vers l’horizon ; faisant dos au soleil couchant pour parvenir plus rapidement au prochain levant. Fouler la province de Mendoza nous rapproche du voyage initiatique de l’armée libératrice. Le voyageur contemporain n’est, au fond, jamais véritablement seul : il suit le chemin tracé par ses illustres ancêtres. Le voyage de (re)conquêtes, ardu et périlleux, se transforme en voyage de requêtes : où s’arrête-t-on ? Où dormons-nous ? Nos tribulations auraient-elles ainsi perdues de leurs lettres de noblesse ? Suivre le tracé GPS à la place de son instinct dévalue-t-il la route effectuée ? Si l’accessibilité, la facilité de se mouvoir, se sont renforcées, il n’en reste pas moins qu’il faut vouloir se mettre en chemin ; puis une fois lancé, ne pas revenir sur ses pas. Cette impulsion première, puis cette témérité linéaire, nécessaire tout au long de chaque périple, sont deux éléments qui continuent à donner au voyage contemporain, l’ossature d’une certaine aventure ; remaniée mais pas bradée. Le voyage contemporain d’It Art Bag se poursuit donc, porté par une impulsion à toutes épreuves. La conquête joviale remplace celle fatale ; sans chevaux ni armes, mais corps et âmes.
Comment résumer un pays ; un pays se résume-t-il à quelque chose d’ailleurs ? Plus nous avançons à travers le territoire argentin, plus nous nous rendons compte de son étonnante et éclatante diversité. Partis de Buenos Aires, capitale grouillante aux mille visages ; passés par Córdoba et ses reflets intellectuels-bourgeois chics ; pour enfin arriver à Mendoza, aux portes de l’immensité andine. Voyager en Argentine, c’est parcourir tous les continents à la fois : c’est admirer l’océan, plonger dans un désert aride puis, in fine, se confronter aux étendues enneigées à perte de vue.
A près de 1000 kilomètres de distance de la capitale, cette petite, mais néanmoins très étendue aire urbaine de Mendoza, se distingue très nettement de ce que nous avons pu voir auparavant. Tant par sa lande avoisinante que par son aspect et son ambiance, la quatrième ville du pays – 900.000 habitants en comptant l’ensemble de l’aire – donne l’image d’une Argentine bien plus profonde, plus pauvre aussi.
Paradoxalement pourtant, cette dernière se situe tout près de la frontière chilienne, à moins de 200 kilomètres de Santiago de Chile (Santiago du Chili). Au carrefour de ces deux nations, Mendoza apparaît alors comme une ville stratégique, point de passage obligé pour frontaliers ou explorateurs andins chevronnés ; pleinement argentine, mais avec une population mouvante, continuellement en transit.
Chaîne des inégalités : randonnez !
Si la localisation de Mendoza semble idéale, sur le papier, pour s’adonner aux plaisirs de la randonnée, l’aventure à travers les massifs andins ne peut s’improviser. « Excursions » « séjours en montagnes tout compris » : les slogans des agences de voyage affluent dans les rues pavées du centre-ville. Toutes vantent un séjour idyllique, à mi-chemin entre le rêve éveillé et l’aventure à pied, à travers les massifs argentinos-chiliens. Ces propositions commerciales sont nombreuses car il est peu envisageable, à l’inverse de ce qui se fait en Europe, de partir entre particuliers, un beau matin lorsque le cœur vous en dit, à l’assaut du premier sommet qui vous fait face. La montagne argentine aux mille secrets ne se dévoile pas si facilement. Seuls quelques accès bien spécifiques, au sein de parcs naturels payants, permettent en réalité de s’immerger pleinement dans ces territoires, immensités aux portes du ciel.
Ces difficultés d’accès sont renforcées par le phénomène de Gated communities (résidences fermées) qui s’observe. Aux alentours de Mendoza, dans la grande couronne, parfois au pied même des premiers sommets, se dressent en effet de grandes barrières. Parfois de simples protections ; souvent de grandes zones privées, délimitées strictement, pour assurer un espace suffisamment grand à d’énormes lotissements plus ou moins chics. Ces derniers, fermés et interdits d’accès à toutes personnes étrangères non-résidentes, barrent l’accès aux ascensions espérées.
Territoires accidentés
Ce phénomène de ghettoïsation sociale, restreignant l’accès direct aux espaces naturels, s’observe également dans d’autres endroits de l’aire urbaine. A l’est de cette dernière, Las Heras, El Challao ou bien encore Favorita Nueva, trois communes limitrophes de la capitale provinciale, forment une sorte de boucle circulaire, directement adossée aux premiers massifs ou collines des Andes. En revanche, il ne s’agit pas ici de résidences privées huppées, ni de beaux appartements climatisés avec gardiens armés à l’entrée. A quelques encablures des riches complexes précédemment évoqués, ces trois lieux-dits sont des sortes de bidonvilles où familles en détresse côtoient chiens errants.
Le phénomène indien, illustré par de célèbres clichés montrant des gratte-ciel au pied de bidonvilles à Bombay, est ici reproduit dans une moindre mesure.
Au-delà des disparités sociales évidentes qui font peine à voir, cette urbanisation baroque de la montagne conduit donc à une forme de privatisation de cette dernière, du moins à un moindre accès à celles-ci, dans les environs directes de Mendoza.
L’on peut néanmoins profiter d’une belle vue panoramique en se hissant au Cerro Gloria. Ce petit mont fait face aux différentes chaînes de montagnes andines. Après une ascension d’une petite vingtaine de minutes – à un rythme normal -, l’on parvient à un joli plateau, permettant tout à la fois d’admirer ces paysages, mais aussi d’observer le Monument de l’armée des Andes (Monumento al Ejército de Los Andes).
Achevé en 1914, il honore la célèbre Armée des Andes et son fameux Général San Martin, toujours aussi présent dans cette région. L’emplacement n’a pas été choisi au hasard : Cerro Gloria, soit la colline de la gloire ; le clin d’œil appuyé d’un pays qui doit presque tout à un seul homme.
Parmi les autres escapades pouvant être, bon an mal an, réalisées, le Cerro Blanco (Colline blanche) se démarque. Accessible en bus depuis Mendoza – moyennant une petite correspondance à pied -, son ascension permet d’atteindre les 1600 à 2000 mètres. La montée débute par une partie vallonnée dans des sortes de gorges, de canyons – qui servent accessoirement d’endroits pour le dépôt sauvage… Puis petit à petit, la terre aride du début laisse place à davantage de végétation, ainsi que plus de roches. Une fois arrivé en haut, l’on peut alors admirer, tel un chef de cité, Mendoza et son aire urbaine s’étendre à perte de vue. L’on se rend alors tout à la fois compte de l’étalement urbain important de la ville, mais aussi du caractère profondément isolé de celle-ci. A l’instar de Córdoba, Mendoza est une aire urbaine qui n’a que peu de villes d’importance autour d’elle. Ainsi, seule la nature, ces champs à perte de vue, semblent l’entourer.
Conquête de la table
La nature enveloppe donc la ville… jusqu’à l’étouffer, la renverser. En parcourant l’histoire de Mendoza l’on prend en effet connaissance de la survenance, en 1861, d’un terrible tremblement de terre qui a conduit à la reconstruction de l’ensemble de la cité. Les traces de ce séisme n’apparaissent cependant pas lorsque nous déambulons dans les rues de la ville. Si la nature n’oublie rien, les hommes, quant à eux, font vite table rase du passé.
La ville a donc repris ses droits ; s’est remise à l’endroit. Le centre de Mendoza est particulièrement grouillant ; les voitures sont nombreuses, l’air est parfois peu respirable tant le trafic peut être intense le long de certains axes principaux.
Il est donc plaisant de quitter les artères centrales passantes pour profiter des quelques rues piétonnes où bars et restaurants attendent les touristes. La ville, qui tire sa richesse et sa renommée de son agriculture et de sa production viticole, connaît un centre festif : déboucher une bonne bouteille (de rouge, de préférence) et déguster un empañada avant un plat de cerf, réconforte assurément après une journée sportive dans l’arrière-pays.
Côté gastronomie, l’Argentine conserve une grande influence européenne. Si ses plats de viande, cuits au barbecue – l’asado -, sont typiques, l’on retrouve de nombreux emprunts issus de la cuisine du Vieux continent.
Notons, parmi les viandes populaires, la milanesa ; une escalope panée qui rappelle le fameux Wiener Schnitzel autrichien. Les français ne seront pas déboussolés non plus, retrouvant pour le petit-déjeuner des croissants, appelés ici Media luna. La forme change peu ; plus petits cependant, ils sont aussi plus sucrés, souvent accompagnés d’un glaçage au sucre. L’Espagne et l’Andalousie ont également une place de choix sur la table argentine : les fameux alfajores, ces sablés fourrés populaires dans le pays de Cervantes, se dégustent aussi beaucoup en Argentine. Comme pour les Empanadas, plusieurs variantes existent en fonction des provinces et des villes. La plus courue reste celle au Dulce de leche ; cette crème de lait est un incontournable du dessert argentin : avis aux amateurs de sucre !
Si l’on ne souhaite néanmoins pas trop faire d’écarts – bien qu’un pays se découvre aussi par son art de la table -, il est toujours possible de profiter des nombreux et charmants espaces verts proposés par la ville au travers de ses différentes placettes. La toponymie argentine est peu variée. A Mendoza l’on retrouve donc, bien sûr, une fameuse Plaza España (Place d’Espagne) ou bien encore une en l’honneur de l’Italie (Plaza Italia), sans oublier celle célébrant San Martín, ainsi que l’indépendance (Plaza Independencia).
Enfin, en s’excentrant encore quelque peu, laissant de côté agences de voyages bondées et rues encombrées, l’on s’enfonce dans les quartiers plus populaires de Mendoza. Très vite, la route déchausse ses pavés ; les trottoirs deviennent inégaux. Plus l’urbanisation moderne recule, plus nous apercevons les Andes au loin.
D’un regard songeur, l’esprit rêveur, l’on se prend à imaginer le long périple andin jusqu’à Santiago et le Chili : seulement 180 kilomètres nous indique notre GPS ; le voyage de conquête en tête, nous formulons une nouvelle requête : quand traverserons nous la frontière ?
Gabriel Moser
Cerro Gloria – Monumento al Ejército de Los Andes, Libertador Turismo, Mendoza
Cerro Blanco, El Salto, Provinz Mendoza