« On naît naturaliste, on ne le devient pas » affirmait Jean Delacour. Ornithologue franco-américain, sa demeure du Parc de Clères en Normandie, imaginée et pensée dans l’entre-deux-guerres, accueille actuellement une exposition au cœur de sa nature florissante. Entre les flamands roses et autres animaux à quatre pattes, Gaspard Noël dévoile une sélection de ses autoportraits dans Faire partie ; ode à la nature vierge dans toutes ses dimensions. Une invitation à (re)découvrir Clères sous un autre regard.
« Delacour s’inscrit dans la conservation et la protection des espèces animales et végétales » expose Paul-Franck Thérain, fraîchement nommé directeur du domaine. Dans Mémoires d’un ornithologiste, Jean Delacour raconte sa venue, fortuite, à Clères et le début de sa nouvelle entreprise.
Au sortir de la première guerre mondiale, le scientifique repart au point de départ : son premier domaine à Villers a été entièrement rasé par les bombardements. Lorsqu’il arrive dans ce petit écrin de verdure perdu au milieu de la nature verdoyante normande, à 20 minutes de Rouen, il perçoit tout de suite que ce lieu peut lui offrir ce qu’il recherche. « J’avais besoin de beaucoup d’eau naturelle et d’une situation abritée » écrit-il plus tard, mais aussi d’un « terrain accidenté ».
Alors qu’il débute les travaux d’aménagements du lieu en 1920, dès 1940 l’on recense déjà à Clères plus de 500 espèces pour un total dépassant « 3000 bêtes ». « Il est probable qu’avant 1940 autant d’espèces rares (…) n’avaient jamais été réunies ailleurs ». Delacour ne s’y trompe pas. Sa démarche est en effet inédite pour l’époque : offrir un cadre de vie protecteur pour des animaux, qui plus est en voie de disparition pour certains, n’était pas une grande cause au siècle passé.
Engagement perpétué
Son engagement est immédiatement reconnu ; Delacour siège ainsi au sein de la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) et en devient le président en 1921. A Clères, l’on peut encore visiter et admirer, peuplées de nouveaux locataires, les volières historiques, construites par le maître originel des lieux.
Une nature florissante, en harmonie avec ses premiers habitants, les animaux, ainsi qu’avec les Hommes, s’offre à nous. En somme, un véritable « paradis terrestre » selon les mots de Colette, qui ne tarissait pas d’éloges sur cette demeure.
Dans une continuelle recherche de faire vivre la demeure et de montrer sa richesse créative et poétique, ces Jardins remarquables – depuis 2 ans maintenant – s’essayent désormais à la photographie. Ainsi donc, au cœur du parc, au fil d’un tracé qui nous fait passer par les bois, le parc à l’anglaise, ou bien encore le lac et ses habitants innombrables, les autoportraits de Gaspard Noël se dévoilent.
« Gaspard s’inscrit dans l’idée de préservation et de conservation de la nature » note le directeur. Autoportraitiste depuis 20 ans, Noël souhaite avec Faire Partie, montrer « la symbiose entre l’Homme et la nature ».
A corps nus
Pour ce faire, ce dernier a voyagé dans de nombreux pays, en Chine comme en Islande notamment. Toujours seul, uniquement accompagné de son appareil photo, il se promène à travers ces paysages désertiques. Gaspard est à la recherche d’un véritable « frottement avec le monde ».
La photographie doit représenter l’Homme le plus près de la nature. C’est donc dans la représentation nue que Gaspard a trouvé comment raconter le monde, comment en Faire Partie.
La nature est resplendissante lorsqu’elle est en liberté, dépourvue d’une quelconque domination de l’Homme. L’œuvre de Delacour s’inscrit en ce sens : Dame nature n’a pas besoin de maître ; l’Homme doit la respecter comme son égal. En revanche, ce dernier peut lui être d’une aide précieuse s’il fait l’effort de l’écouter, de lui tendre la main.
Suivant cette philosophie, au Parc de Clères, les animaux sont en « semi-liberté » et plus encore, ne sont pas « forcés » de se montrer aux visiteurs comme dans d’autres institutions zoologiques, précise le directeur. La nature à l’état brut se respire dans cette enceinte où les photographies de l’artiste « mettent tout autant en valeur le parc » que l’inverse.
L’accrochage, réalisé par le photographe, a été dûment pensé. Il fallait à la fois respecter l’habitat naturel des animaux, mais également donner du sens à chaque photographie en les disposant à un certain endroit.
Perdues entre deux arbres, au milieu d’animaux en liberté, ces dernières sont ensuite livrées à elles-mêmes, offrant des interprétations multiples en fonction des éclairages, des animaux passant à côté d’elles, de l’orientation du vent… Faire Partie de la nature, c’est accepter que l’on n’assiste jamais deux fois au même spectacle. L’immensité de la Terre dans sa plus éclatante diversité apparaît.
Au cours de notre visite, nous passons notamment devant une photo représentant Gaspard Noël au milieu d’une steppe, seul sur un sol noir semblant mouvant. Autour de ce cliché en grand format, différentes espèces du parc s’étaient réunies, venant quelque part habiter cette photographie présentant un monde pourtant dépourvu de vie au premier regard. Comme si la nature reprenait ses droits.
Vie, viatique
L’œuvre de Gaspard Noël invite à se questionner sur la présence de la flamme vive qu’est la vie dans la nature. Aujourd’hui en danger, cette dernière semble sur le qui-vive, tiraillée, dans l’œuvre de l’artiste. « L’affiche de l’exposition le montre bien explique Gaspard, on peut y voir une tumeur comme une parfaite harmonie du corps et de la nature ».
Ce qui Fait partie n’est en effet pas toujours positif : les cellules cancéreuses nous emportant dans le précipice de la mort sont bien présentes dans notre organisme. Sournoises, elles sont difficilement repérables, jusqu’au jour où leurs découvertes scellent notre sort.
Si la nature est fragile, l’Homme l’est donc aussi. Bien que Gaspard ne souhaite montrer une « solitude forcée », l’on perçoit néanmoins la figure d’une humanité fragile, menue, face à un monde aux contrées dont l’immensité peut faire tourner les têtes. Lorsque l’Homme enlève ce qui le porte, le transporte – ses habits, son uniforme – et qu’il se retrouve nu face à la nature, le rapport de force s’inverse et l’on se rend compte de notre touchante situation de misérables. L’œuvre s’inscrirait d’ailleurs presque dans une recherche d’une présentation d’un éclatant misérabilisme : pitoyable car inspirant la compassion ; sombre car convoquant le destin de l’Homme seul, dans et face à la nature.
Mais les notes d’espoir sont pourtant autour de nous, dans ce jardin vivant, cette petite société miraculeuse. « Il faut le conserver dans son état actuel comme exemple d’une façon de vivre (…) J’ai pris les mesures pour assurer son avenir » écrivait Delacour au moment de réaliser le bilan de son existence. « Mais qui peut savoir ? » interroge-t-il ensuite, se questionnant sur la poursuite de son œuvre après lui.
Son appel semble avoir été parfaitement entendu. Le Parc de Clères n’a jamais été aussi resplendissant, poursuivant l’idée originelle en accueillant continuellement de nouvelles espèces – récemment des ouistitis -, mais aussi en rendant cet espace doublement vivant, le faisant interagir avec des œuvres contemporaines.
« Mes photos sont comme un puzzle, souligne Gaspard Noël, (…) tous les pixels de chaque instant sont recomposés pour former une image » nette, représentation du temps long auquel la nature est toujours soumise. Plus encore, le travail de l’artiste procède toujours d’une recherche constante d’une « implication directe » ; la photographie doit faire ressentir le message que le monde souhaite nous livrer.
L’artiste ne fait finalement plus qu’un avec son objet d’étude. A l’état de nature, il l’incarne ; tout à la fois photographe et photographié, Gaspard Noël se fond dans le décor pour ne faire plus qu’un avec les paysages glacés, parfois glaçants, toujours à perte de vue.
Et à Clères, tout s’éclaire. Une question reste cependant en suspens. Naît-on photographe ou le devient-on ?
Gabriel Moser.
Du 18 mai au 22 septembre 2024
Parc de Clères, 32 avenue du Parc, 76690 Clères.
Tous les jours de 9h30 à 19h30 (pour la haute-saison, d’avril à août)