Dans la salle Richelieu de la Comédie-Française, la pièce commence sur une répétition. Mais très vite, les apparences tombent. Hécube, pas Hécube, écrite et mise en scène par Tiago Rodrigues, brouille les frontières entre fiction et réalité, théâtre antique et drame contemporain. Ce qui s’annonce comme une simple mise en abyme se transforme en une expérience vertigineuse, poignante, profondément humaine.

Dès les premières minutes, le quatrième mur vole en éclats. Le public est convié à assister aux répétitions d’Hécube d’Euripide par une troupe de comédiens. Autour d’une longue table nue, sous le regard d’une immense statue de chienne recouverte d’un drap noir, les acteurs, tous en noir, se plongent dans le texte antique.
La pièce est portée par un personnage central : Nadia, comédienne qui interprète Hécube, veuve de Priam et mère endeuillée. Mais Nadia elle-même est mère. Elle a confié son fils autiste à une institution spécialisée et l’enfant y a été victime de maltraitance. Ce double combat — celui d’Hécube réclamant justice pour son fils assassiné, et celui de Nadia face à l’institution — devient le cœur battant de la pièce.
Le basculement est subtil mais saisissant : la table de répétition devient celle du tribunal. Denis Podalydès qui répétait Agamemnon devient le Procureur. Nadia, en tant que mère, vient l’entendre à la suite de la plainte qu’elle a déposée. C’est dans ce glissement entre rôle et réalité qu’Elsa Lepoivre, absolument remarquable, nous bouleverse. Quand elle pleure en incarnant Hécube, ce sont les larmes qu’elle n’a pas pu verser face au procureur qui s’échappent. Elle ne joue plus : elle vit.
Ce qui rend la pièce si puissante, c’est sa manière de faire dialoguer deux temporalités. Le mythe ancien entre en résonance avec un fait divers contemporain. Ce n’est pas une transposition : c’est un miroir. La tragédie antique devient le langage de la douleur d’aujourd’hui. Et inversement, le drame social contemporain se pare de la dignité et de la force universelle du mythe.
Les allers-retours entre scènes de répétition, plaidoiries, fragments du texte d’Euripide et échanges entre comédiens s’enchaînent à un rythme soutenu. Cette fragmentation donne au spectacle une tension dramatique presque constante, une urgence, une intensité rare. Il n’y a pas de transition, pas de pause : tout est emporté dans le même mouvement.
Hécube, pas Hécube est un spectacle engagé, mais sans slogans. Il parle de justice, de colère, de la vulnérabilité de ceux que l’on ne veut pas entendre. Il interroge aussi le rôle du théâtre : peut-il encore être un lieu de réparation ? Un espace où la douleur individuelle devient une expérience collective ?
Avec cette première création en collaboration avec la troupe de la Comédie-Française — présentée au Festival d’Avignon 2024 avant de faire une tournée européenne et d’être reprise à Paris — Tiago Rodrigues, désormais directeur du Festival, signe un geste artistique fort. Un théâtre vivant, sensible, accessible.
On sort de la salle traversé par une émotion brute, bouleversé par la justesse du propos et la qualité de l’interprétation. Les comédiens de la Comédie-Française livrent ici une performance d’une sincérité et d’une puissance remarquables. Le théâtre aura rarement si bien défendu ce qu’il a de plus essentiel : l’art de toucher l’humain, là où il saigne.
Carla Boyer
Jusqu’au 21 juillet 2025 (lundis, mercredis, jeudis, vendredis, samedis et dimanche à 20h30)
Comédie-Française, 1 place Colette, 75001 Paris