« Je suis comme Saint-Thomas, je ne crois que ce que je vois ». Si du temps de la Bible, la photographie avait existé, l’incrédulité de Thomas n’aurait pas été ainsi vilipendée tant le réel et l’instantanéité de la représentation photographique nous ont fait reconsidérer notre vision des événements, de la réalité. Est-ce pour autant un gage d’authenticité ? Dans l’œuvre du photographe hongrois Robert Capa, « il y a des choses vraies, fausses, plausibles » liste Michel Lefebvre, journaliste et commissaire de l’exposition Icônes. Étymologiquement « Images saintes », ces clichés iconiques de Capa font l’objet d’une véritable fascination ; les Franciscaines de Deauville proposent de se replonger dans cette œuvre, aussi pertinente qu’interrogatrice.
Robert Capa « a inventé le photojournalisme moderne », présente, en guise de préambule, Michel Lefebvre. Entre l’Espagne, l’Indochine ou bien encore la Seconde Guerre mondiale, Capa a couvert cinq conflits majeurs durant sa carrière. Il est ainsi connu et reconnu comme l’un des premiers reporters de guerre comme on l’entend aujourd’hui. Pour le magazine Picture, c’est même le « plus grand photographe de guerre du monde ».
L’exposition rend hommage à ce dévouement sans faille du photographe qui, au bout de ses différents périples, a fini par trouver la mort. En 1954, il marche en effet sur une bombe alors qu’il couvre le conflit d’indépendance indochinois.
Cependant, Icônes s’inscrit avant tout dans un optique mémorielle, voyant dans l’œuvre de Capa une manière de réaliser notre « devoir de mémoire » qui s’impose à nous à l’aube du 80e anniversaire du Débarquement, intervenu le 6 juin 1944.
Missionné à l’époque par le fameux magazine américain Life, Capa est l’un des seuls journalistes présents à Omaha Beach pour couvrir le « D-Day ». L’arrivée des américains sur le sol normand a ainsi pu être immortalisée. Michel Lefebvre souligne le caractère quasi héroïque du photographe lors de cet épisode, « les conditions de protection des journalistes à l’époque » n’étant en effet pas du tout les mêmes qu’aujourd’hui.
Dans un décor épuré, les différents clichés de guerre de Capa nous sont présentés de manière thématique. Un fond neutre, ne prêtant à aucune fantaisie, participe à prendre la mesure des événements historiques qui défilent sous nos yeux.
L’image dans tous ses états
Lefebvre souligne que le statut de photojournaliste de Capa s’explique du fait de l’engagement du hongrois d’origine dans la défense du « travail du photographe ». L’image peut prêter à des interprétations ou à des utilisations multiples poursuivant diverses fins ; Capa voulait la préserver.
Rappelons en effet que, dès les années 20, l’image est utilisée comme outil de propagande. Elle est modifiée, truquée, pour servir un discours. En matière de retouches photographiques à visées déstabilisatrices, JosephStaline est perçu comme précurseur. Des dizaines d’années avant l’invention de logiciels spécifiques de montage pour améliorer ou modifier l’image, la censure du Petit père des peuples avait inventé le principe du photo-montage. Il plonge la photographie au cœur d’une falsification historique redoutable.
Si l’on remonte encore un peu plus la machine du temps, l’on se rend compte que ces pratiques de retouche étaient également monnaie courante chez les peintres d’Histoire. David, dans son œuvre Le sacre de Napoléon (vers 1807),représente ainsi fictivement la mère du désormais Empereur lors de la cérémonie.
Sachant, sans doute, pertinemment l’existence de telles pratiques, Capa s’empare de cette problématique. Lefebvre livre en effet l’obsession de « contrôler les légendes » que ce dernier avait lorsqu’il publiait ses photographies, tout comme son ambition de « garder (ses clichés) dans les archives », à des fins historiques, peut-on estimer.
Réalités, illusions
La démarche de Capa peut être analysée comme avant-gardiste, tant dans sa recherche technique, que dans la portée qu’il donne à ses prises de vues par la suite. L’exposition souligne notamment l’utilisation par le hongrois du bélinographe ; « sorte de scanner » explique Lefebvre, permettant de prendre des photos de manière plus rapide – mitrailler.
Néanmoins, Capa est loin d’être exempt de toutes critiques déontologiques. Conscient du pouvoir de la photo découlant de son réalisme intrinsèque, le photographe hongrois ne sait pas gêné, usant, lui aussi, d’artifices lors de certaines prises.
L’une des photographies les plus connues de Capa, Mort d’un soldat républicain, réalisée en septembre 1936 en plein cœur de la guerre d’Espagne, concentre toutes les interrogations sur l’œuvre du photojournaliste.
Dans un article paru en 2011 pour la revue Publications du Musée Confluences lyonnais, Magali Jauffret s’interroge sur « l’ambivalence » de la photographie de Capa et consorts.
Doit-on voir la photographie comme une « attestation de la vérité » ? Ou, à l’inverse, n’est-elle pas plutôt le reflet d’une représentation archétypale de la « subjectivité » humaine qui tient, nécessairement en main, l’objectif au moment de la prise ; orientant ainsi à droite ou à gauche, la prise de vue en fonction de ses vues ?
L’historienne oppose en réalité « documentaire et art », invitant à se questionner sur la frontière entre ces deux genres – pourtant radicalement différents – au sein de l’univers de l’art photographique.
Capa pourrait être vu comme l’alliage parfait entre ces deux pratiques. Mais lorsque l’on apprend en 1975 que cette Mort d’un soldat républicain n’est en réalité qu’une mise en scène, orchestrée de bout en bout par Capa lui-même, l’on comprend toute la part d’ombre que révèle la photographie.
Cette dernière semble trop souvent être perçue comme la représentation de la vérité éclatante. La réflexion est d’autant plus pertinente aujourd’hui avec le phénomène des images générées artificiellement par les intelligences du même nom.
« Guerre de l’image »
« Si votre photo n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas assez près » déclarait Capa. Si cette phrase peut être analysée comme un conseil, on peut également y voir une sorte de boutade, une réflexion ironique.
Capa se moquerait-il de nous ? Pour Magali Jauffret, l’œuvre du hongrois doit s’analyser comme une « guerre de l’image ». Dans son travail, l’auteure explique que le photographe oscille entre « journalisme engagé » et « propagande ». Seulement, « la société de l’époque la tolère et ne discerne pas » le subterfuge, analyse-t-elle. Comprendre : aujourd’hui, ces images ne passeraient plus.
Néanmoins, rétrospectivement, pouvons-nous parler d’une réelle forme de propagande ? Capa fait effectivement usage de certains artifices, mais peut-on, pour autant, le classer, au même titre que Staline, dans les falsificateurs de l’Histoire ?
Réalisme, esthétisme
Si le tsarisme utilise bien la photographie comme une sorte d’arme de guerre pour mieux faire place nette autour de lui, Capa ne cherche aucunement à travestir la réalité ; encore moins à prétendre à un but hégémonique semblable aux leaders soviétiques.
Le photographe hongrois ne souhaite pas présenter une vérité édulcorée, mais tente simplement de lui donner un certain esthétisme. Mort d’un soldat républicain aurait-il eu un tel écho si le mouvement du soldat et la netteté de l’image avaient été moins purs ? Pas sûr.
Toute la puissance de l’œuvre de Capa se trouve en réalité ici : entre un photojournalisme de terrain rigoureux et un esthétisme propre à sa sensibilité artistique. Cette composition magnifie et renforce, in fine, la photographie entendue comme reflet, parfois déformant, de l’Histoire.
Accepter cette part artistique dans une démarche journalistique et historique peut paraître inconcevable. Néanmoins, au sortir de l’exposition, la réflexion sur les atrocités d’hier domine. N’est-ce pas là, preuve irréfutable de la pertinence des clichés de Capa ?
On serait donc tenté de laisser de côté ces réflexions pour se plonger dans cette exposition riche de plus de 150 clichés.
Certes, il faut alors accepter de naviguer du parfait faux soldat espagnol, aux très vrais soldats américains débarquant en Normandie, tout en passant par les plausibles mises en scène de Capa dans certains de ses clichés deauvillais.
Mais la recherche de véracité n’est pas nécessairement la quête première de Capa. Ce dernier entendait avant tout, rappelons-le, « contrôler les légendes ». Ces dernières n’ont jamais eu pour ambition d’affirmer quelque chose de totalement vrai ; ni de totalement faux pour autant.
« L’ambivalence » décriée est sans doute quelque part responsable du statut d’Icônes que l’on prête désormais à ces clichés.
Les faux-semblants qui émaillent l’œuvre renforcent, enfin, la propre légende du photographe hongrois, qui commence sa carrière en choisissant un pseudonyme. Endre Ernő Friedmann, dit Robert Capa ; nom de scène.
Gabriel Moser.
Du 25 mai au 13 octobre 2024
Les Franciscaines, 145b Avenue de la République, 14800 Deauville
Ouvert du mardi au dimanche, de 10h30 à 18h30.