S’il est un lieu où l’on vit chez les coqs, c’est bien en Polynésie. Arrogant gallinacé de nos jardins, nos chemins, nos matins, coqueriquant jusqu’à pas d’heure en racaille noctambule, le coq est une institution et un violeur du crépuscule. Une autre part violemment glorieuse se déroule à l’abri des regards, entre initiés consentants à la létalité brutale du volatile.
De cette brutalité, Karine Roué en a fait un dérangeant et sensuel requiem optique. A ce propos elle soutient que « l’art est assez vaste pour accueillir la monstruosité dont nous sommes tous la chose ».
L’article pourrait s’arrêter là, comme un pavé dans la mare de nos désillusions, comme un ricochet dans la boue de nos espérances.
Le « joli » n’a pas sa place dans l’écrasante intensité de sa démarche. L’à-peu-près n’est pas une option mais une insulte à son engagement.
Mais de quoi parle-t-on au juste ?
On parle de la vie, de la mort, de l’inaccessible état de grâce que toute chose possède dans son ultime rupture. On parle d’humanité qui se love dans la bestialité du sang, de l’honneur, de la testostérone refoulée laissant jaillir dans des volées de plumes l’impossible réconciliation. Les coqs s’affrontent jusqu’à la mort dans une danse macabre, passionnément encouragés par leurs propriétaires qui évacuent dans cette récurrente catharsis le sombre de leur âme, « leur part Mâle ».
Jeux d’argent dans les îles sous le vent, occulte tradition ininterrompue autorisée par la loi française, règlements de compte larvés, résurgences du sacré, on y verra un maelstrom où la femelle n’a pas sa place sauf « l’humaine alpha ».
Ces plumes qu’on laisse au fil de la vue et de la vie ne finiront pas dans un moelleux coussin bio dodu mais éparpillées, gluantes de sueur et de sang, maculées sur la chaleur de la terre, projetées sur l’ami dangereusement protecteur, pulvérisées sur l’ultime arène à l’abri des regards extérieurs.
Entre finir plumés, rôtis au fond d’une assiette en carton ou combattre tel un gladiateur dans la démesure de sa férocité, le coq n’aura pas son mot à dire, mais à chanter.
Une peau laiteuse émergeant de fluidité soyeuse ornée d’une chevelure blond vénitien caractérise Karine Roué. Ella a certainement posée pour Botticelli dans une autre vie. Dans celle-ci, elle trimballe ses vaporeuses boucles et son appareil photo dont elle refuse de s’appesantir sur la marque tellement elle n’y accorde aucun intérêt. Vous l’aurez compris, Karine Roué est partout où on ne l’attend pas. Elle est surtout depuis plus de sept ans dans l’underground des combats de coqs. Avec patience, humilité, détermination, elle a su tisser des rapports de confiance au point d’être acceptée dans sa traque de flagrance de la vérité brute du tragique, sans jugement.
Elle ne cherche pas à faire vite, elle cherche à voir le vrai, à s’éprouver en toute chose. Courageuse pionnière dans cette démarche, elle, que l’Océan a traversée, documente le sujet jour après jour.
Artiste discrète, elle n’en a pas moins exposé aux Rencontres d’Arles, au Festival International de Photo de Tbilissi, à la prestigieuse Galerie Aperture de New York, au Musée de Tahiti et des Îles, ainsi qu’à la Galerie Winkler et à la Bibliothèque Universitaire de la Polynésie française dans le cadre du World Art Day 2020.
Dans l’agencement poétique de ces mots elle dévoile que « parmi ces hommes et leurs coqs, elle renoue avec la part archaïque et l’indicible d’elle-même, une dimension qu’elle ne cesse de vouloir actualiser dans le champ du contemporain et tenter d’en dire quelque chose qui pourrait toucher à l’humain comme viser à l’universalité de l’art ».
« De ce clan farouche qu’elle a appris à aimer » elle en connaît désormais les codes.
Rien d’étonnant que les singularités s’accordent. Pourtant, Karine, auteure d’un mémoire sur « La représentation de l’abominable fragilité », si tentée d’être proche de la « norme », de s’adapter à comment les autres voient le monde, exprime une sensation d’échec à y parvenir. Elle l’absorbe comme une blessure d’amour avec cet appétit inassouvi de rencontre, un besoin existentiel de toucher l’autre et pourtant d’évidence elle a atteint sa visée. Elle a bien rejoint l’autre rive. Elle dit d’elle « qu’elle fonctionne à l’insu ». Il est des échecs qui sont des trésors, en voici la trace.
Texte : Valmigot
Crédit photo : Karine Roué – www.karineroue.com
Expositions à venir :
Du 1er au 15 mars 2021 : Art-Hine – Galerie Winkler, 17 rue Jeanne d’Arc, 98713 Papeete – Tahiti
Du 1er au 30 avril 2021 : Les peuples de l’eau – Bibliothèque Universitaire de la Polynésie française, Campus d’Outumaoro, 98702 Faa’a – Tahiti
*« Le Monde commençait de s’épanouir en blessure » – Extrait de « Crash ! », premier volet de la « Trilogie de béton » de James Graham Ballard, porté à l’écran par David Cronenberg en 1996.