L’âme et le corps dans l’art contemporain à la Collection Pinault

Dès l’entrée à la Bourse de Commerce, un souffle suspendu nous saisit. Sous la majestueuse rotonde rénovée de Tadao Ando, l’œuvre vidéo d’Arthur Jafa, Love is the Message, the Message is Death, se déploie comme un grand coup émotionnel. Portée par une bande-son puissante, elle transforme l’espace en caisse de résonance du combat et de la foi afro-américaine. Des icônes défilent dans une succession d’images poignantes, conférant à cette œuvre une portée universelle le tout rythmé par la musique de Kanye West Ultralight Beam. Inspiré par la culture afro-américaine, le gospel, et la foi chrétienne des noirs aux États-Unis son œuvre a une dimension spirituelle qui nous émeut. C’est ainsi que la visite de Corps et âmes commence.



Autour de la coupole, en écho au film d’Arthur Jafa, les vitrines d’Ali Cherri jalonnent l’espace comme des fragments de récits oubliés. L’artiste libanais s’empare d’objets négligés, que l’histoire officielle a écartés ou jugés indignes de mémoire pour les remettre derrière des vitrines, symbole d’un affichage muséal classique. Sous sa direction chacune d’entre elle devient le théâtre d’un avant et d’un après, d’un événement latent ou d’un songe interrompu. Dans ce musée du sensible, les corps figés dialoguent avec la photographie, l’archéologie, et même le cinéma avec des fragments du scénario du premier film de Cocteau disséminés dans l’espace. Une installation évoque le sommeil, l’image du dormeur vu de près, tandis que les références à Sainte Lucie, symbole du regard martyr et ressuscité, interrogent la capacité des œuvres à rendre la vie à ce qui semblait perdu. Cherri retourne le regard et questionne ce que nous choisissons de voir ou d’ignorer.

Toujours au rez-de-chaussée une autre œuvre poignante d’Arthur Jafa, AGHDRA, prolonge notre immersion sensorielle. Il s’agit d’une vidéo entièrement générée numériquement, angoissante, presque apocalyptique. Jafa y interroge notre regard sur les images, les fonds, les formes, influencé notamment par la peinture occidentale mais en s’en détournant radicalement. Il déclare vouloir créer « quelque chose qui va à l’encontre de ce que les gens pensent que mon travail est ». Dans cette pièce enveloppée de son et d’ombres, le spectateur est confronté à une expérience visuelle et sonore totale, où les frontières entre art vidéo, foi, mémoire collective et identité se brouillent.



Ce n’est que le début. En poursuivant la visite, nous découvrons un ensemble d’œuvres mises en dialogue sur l’entièreté du parcours. Suspendus au cœur d’une salle centrale, les huit autoportraits monumentaux dansants de Georg Baselitz semblent flotter dans le temps, leurs corps fragmentés et retournés défiant la verticalité. La peinture devient ici une méditation sur la finitude du corps, la fragilité, et la répétition du geste.
Dans les galeries principales, le visiteur bascule dans un dialogue éclectique entre artistes historiques et créateurs contemporains qui ont pour seul point commun d’interroger le corps et sa représentation.



Iris, Messagère des dieux, une œuvre d’Auguste Rodin, maître de la forme et de l’émotion brute, fait face aux silhouettes découpées de Kara Walker. Cette dernière qui détourne les codes du tableau d’histoire avec un immense dessin mural où surgissent les spectres du Ku Klux Klan et des récits refoulés. Ici, le corps devient un champ de bataille symbolique : les œuvres se répondent, s’opposent, et rendent visible l’invisible. Une nana de Nikki de Saint Phalle inspirée par Rosa Parks dialogue avec des œuvres de Kerry James Marshall. L’excellence artistique, la réflexion contemporaine, les références historiques : tout se mélange.



Au fil de l’exposition, les styles, les formats, les médiums s’enchevêtrent. De Duane Hanson et ses statues hyperréalistes empreintes d’une mélancolie colorée, à Lynette Yiadom-Boakye et ses portraits fictifs qui célèbrent la présence noire dans l’histoire de l’art occidental, c’est une cartographie du corps en mutation qui se dessine. Ses ‘suggestions de personnes’, comme les appelle Yiadom-Boakye, reprennent et détournent les formules canoniques du portrait en pied, du triptyque, du portrait en buste, affirmant une revendication contemporaine. Une tentative pour l’artiste de reprendre le contrôle sur la représentation du corps dans la peinture.



Corps et âmes c’est un ensemble d’œuvres qui racontent la représentation des corps et des personnes. Par la disposition des œuvres et des artistes Emma Lavigne, commissaire d’exposition, réussit brillamment à faire s’élever un questionnement profond sur le lien entre le corps, l’âme, l’histoire et l’impact de la représentation. Une galerie de petits portraits prolonge cette introspection intéressante. On retrouve notamment le petit portrait de l’artiste brésilien Antonio Oba utilisé pour l’affiche de l’exposition ou une photographie floue de Malcom X.



L’exposition regorge d’œuvres toutes aussi magnifiques que poignantes. Le tableau emblématique de Peter Doig, House of Music (Soca Boat), vous interpellera par sa singularité. Une scène semble suspendue dans le temps : un bateau rempli de musiciens à l’apparence spectrale passe lentement sur un cours d’eau. Avec une profonde tranquillité Peter Doig réussit à transmettre une belle histoire de musique et de communauté. En dialogue avec le travail de Michael Armitage, la portée de leur message prend une toute nouvelle dimension. Les musiciens fantomatiques de Doig prennent une forme bien réelle dans le tableau Dandora (Xala, Musicians) (2022).



L’installation RITUALS de la célèbre Miriam Cahn ouvre une réflexion sur le finitude du corps, son incarnation de l’âme et de sa représentation artistique.



Au premier étage, une salle est entièrement dédiée à l’univers dense et intime de Deana Lawson, photographe américaine qui bénéficie ici de sa première exposition à Paris. Ses grands formats encadrés de miroirs capturent les corps de ses proches avec une force tranquille. Entre documentaire et mise en scène, les portraits de Lawson convoquent l’histoire de la peinture tout en affirmant une esthétique singulière, profondément ancrée dans la culture afro-américaine. Ses images sont puissamment incarnées, presque mystiques, mêlant symbolisme ésotérique, glamour et spiritualité quotidienne. L’artiste travaille à restituer toute la dignité et la complexité de ses modèles, souvent en posture de confrontation directe avec le regard du spectateur.

Orchestrée par Emma Lavigne, l’exposition monumentale Corps et âmes rassemble plus de cent œuvres de la Collection Pinault, portées par une quarantaine d’artistes venus du monde entier tels que David Hammons, Marlene Dumas, Ana Mendieta, Michael Armitage ou Peter Doig. Tous questionnent la représentation du corps à travers des médiums variés : peinture, vidéo, sculpture, installation, entre introspection et engagement politique. L’exposition s’accompagne également d’une playlist composée par Vincent Bessières, spécialiste du jazz et commissaire d’exposition.

Laetizia Pietrini

jusqu’au 25 août 2025

Bourse de Commerce – Pinault Collection, 2 rue de Viarmes, 7500 Paris
Ouverture du mercredi au lundi de 11h à 19h et en nocturne le vendredi, jusqu’à 21h. Fermeture le mardi – Nocturne gratuite tous les premiers samedis du mois de 17h à 21h
https://www.pinaultcollection.com/fr