Nobody : des pions sur l’échiquier
Jean, un consultant aussi beau que cynique et aussi cynique que successful, évolue dans le monde impitoyable des cabinets spécialistes de la restructuration d’entreprise. Tout lui réussit, donc, puisqu’il a décidé de ne jamais regarder dans le rétroviseur les innombrables cadavres que les fermetures et autres réduction d’effectifs laissent dans le fossé du marché de l’emploi. Comment pourrait-il agir autrement ?
Alors, dans ce zoo vitré où le mirage de l’intelligence le dispute sans cesse aux projets vides de sens et au galimatias marketing, chaque employé sourit, se montre sociable, à bonne distance cependant car il faut savoir donner le bon coup de griffe qui éliminera son concurrent lorsque l’occasion se présentera. Les poncifs verbeux du management participatif et intégratif ampoulent le propos d’une bande de jeunes aux dents si longues qu’elles en arracheraient les lames du parquet. On a des idées, on sait qu’elles n’en sont pas mais on sait aussi les vendre. Même le plus saugrenu des projets se pare d’efficience… quelques chiffres invérifiables et le ton péremptoire, de mise en cas de réunionnite aiguë, feront le reste.
A la fois théâtre et cinéma du direct, documentaire et fiction, cette pièce brille par son déploiement scénographique. Le spectateur plongé dans le noir cède très vite au plaisir voyeuriste, comme planqué derrière un miroir sans teint. Le metteur en scène invente pratiquement une nouvelle forme d’art qui tient autant du théâtre d’entreprise, de la série vérité que du thriller psychologique. Car bien vite les requins se font attaquer à leur tour dans ce jeu d’une perversité extrême du qui-mange-qui. Les protagonistes découvrent, chacun à son rythme, que l’ennemi se tapit dans les moindres recoins de cette cage dorée. Mais ils se refusent sans doute à croire qu’ils ne sont rien ni personne. La jungle professionnelle se referme sur eux sans qu’ils ne s’y attendent malgré les nombreuses alertes que l’environnement leur adresse. Parce que l’entreprise chérie l’exige, ils se mettront à nu, accepteront les missions les plus dégradantes jusqu’au fin fond de la Creuse s’il le faut. Elle réussit le tour de force en leur laissant croire qu’ils pensent et donc qu’ils sont utiles, précieux même. Il n’en est rien. Les mâchoires puissantes auront raison de tous, sans exception aucune. Un spectacle aussi cruel que magistralement produit. A l’heure où les budgets fondent comme neige au soleil, l’on ne peut que saluer l’ampleur du dispositif et le talent de marionnettes des comédiens qui s’y meuvent jusqu’à une mort certaine.
Le pitch : Jean Personne est consultant en restructuration d’entreprise. Intelligence, charisme et assurance de mise. Soumis aux lois du benchmarking, lui et ses collègues notent, évaluent, évincent à l’autre bout du monde comme de l’autre côté du couloir. À viser l’efficacité et la concurrence, on oublie l’affect et on altère la confiance.
Héros cynique d’un jeu dont il n’a pas le contrôle, à la fois acteur de l’éviction des autres et de sa déchéance, Jean perd pied et s’enfonce dans une torpeur, monde flottant où se déversent ses peurs et les réminiscences de sa vie privée. Entre documentaire et fiction, « Nobody » incise en tension, avec humour et lucidité, la violence sourde d’un système qui infiltre nos structures intimes.
Teaser : https://vimeo.com/130448206
D’après les textes de : Falk Richter
Mise en scène : Cyril Teste
Avec le collectif d’acteurs La Carte : Blanche Elsa Agnès ou Valentine Alaqui, Fanny Arnulf, Victor Assié, Laurie Barthélémy, Pauline Collin, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Mathias Labelle, Quentin Ménard, Sylvère Santin, Morgan Lloyd Sicard, Camille Soulerin, Vincent Steinebach, Rébecca Truffot
Jusqu’au 8 octobre 2016
Théâtre Le Monfort,
106 rue Brancion
75015 Paris
www.lemonfort.fr
David Fargier – Vents d’Orage