À l’occasion de l’exposition « Déraison du quotidien » présentée jusqu’au 26 juillet 2020 à la galerie Mansart, nous avons rencontré l’artiste française Jeanne Susplugas. La galerie a pour habitude d’inviter des commissaires d’exposition, conviant à leur tour des artistes à exposer. Jeanne a eu l’occasion, au travers de cette exposition, de sortir de sa zone de confort, accompagnée par les commissaires Camille Frasca et Antoine Py. Cette exposition, riche de divers médiums et sujets, entremêle différentes branches d’un même fil conducteur, nous permettant de revenir sur l’ensemble de la carrière de l’artiste. En prenant les œuvres de l’exposition comme support de votre pensée, découvrez le portrait d’une artiste originale, dont le travail vaut le détour.
Née en 1974 à Montpellier, l’artiste autodidacte développe ses recherches autour de différents supports techniques : la vidéo, la photographie, les installations, ou encore le dessin. Jeanne Susplugas est née dans une famille de pharmaciens, ce qui n’est pas un détail anecdotique : cela se ressent dans la plupart de ses œuvres, jusqu’au qualificatif d’ « hygiéniste » régulièrement associé à son travail. Les médicaments sont très présents physiquement dans son travail, ainsi que l’idée même de pathologie à laquelle ils peuvent renvoyer.
Dans l’exposition, l’association des dimensions familiale et pathologique se fait très présente, ce qui est propre au travail de Jeanne Susplugas. Les médicaments sont souvent un prétexte pour évoquer les frontières entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, mais aussi suggérer la réflexion autour de la nécessité de nos addictions et des effets qu’elles produisent sur nos filiations.
Le carton d’invitation de l’exposition annonce la couleur. On y voit des dessins d’arbres généalogiques, basés sur le constat fait par l’artiste qu’il arrive fréquemment que les membres d’une famille soient retenus par la postérité selon leur phobie, leur pathologie, plutôt que par leur prénom. Jeanne réalise alors un dessin d’arbres généalogiques, en remplaçant le nom des individus par des phobies, nous plaçant face à un langage drôle et absurde.
Au sein de la galerie, on trouve l’extension de ce travail, sa Forêt généalogique (2020), une œuvre in situ sous forme de wall painting. Sept types d’arbres y sont mélangés, des espèces qui a priori ne pourraient pas cohabiter. À nouveau, l’artiste cherche à jouer sur les ambiguïtés et les absurdités. Elle change la dimension des arbres, jouant sur l’échelle de leur taille réelle. Cette forêt, peut être perçue comme onirique et féérique, devient en même temps pathologique, du fait des phobies qu’elle arbore, la rendant finalement inquiétante. L’artiste y intègre des éléments en 3D, à savoir la photographie d’un bras tatoué d’arbres, renvoyant à la fois à l’incendie vécu par la personne tatouée et à l’idée de ramifications neuronales, traduisant finalement l’intériorité extériorisée, par le biais de la peau.
On retrouve également une céramique du Portugal présentant des plantes toxiques, pouvant causer la mort, mais qui paradoxalement sont utilisées en pharmacie : on retrouve l’ambigüité des addictions, des médicaments qui peuvent nous tuer, tout en étant à même de nous sauver. Ces addictions se traduisent souvent en habitudes du quotidien : Jeanne a beaucoup travaillé autour des corbeilles de fruits, au sein desquelles on trouve des tubes de médicaments. D’abord étudiées sur support photographique, c’est en volume qu’évolue l’œuvre. Comme une évolution des corbeilles de fruits de l’histoire de l’art, le médicament en est aujourd’hui un « nouveau fruit » à part entière.
L’importance de ces désordres de la maison, qui reflètent le désordre intérieur de soi-même, est clairement affirmée au sein de la galerie, par l’installation lumineuse semblant nous crier cette idée de « Disorder ». L’artiste relie fortement le physique, le moral, l’émotionnel : à nouveau, tout est connecté, à l’origine d’un même fil conducteur.
Ce qui est également remarquable dans l’œuvre de Jeanne Susplugas, c’est la liberté d’interprétation dont témoignent ses œuvres. À la fois recouvrant de symboliques fortes, sur des sujets touchant tout un chacun, ses œuvres sont riches de différentes strates de lecture, laissant l’amateur libre de se raconter sa propre histoire. Ainsi, le wall painting est composé d’espèces qui ne pourraient communiquer : il nous renvoie à l’écologie, en pensant notamment aux espèces végétales et animales que l’on trouve aujourd’hui dans le Sud de la France, qui n’étaient pas là avant.
L’artiste se fait le témoin de ce phénomène écologique, mais laisse libre court à l’interprétation du public. Laisser la voix aux témoignages, c’est également un élément central de sa démarche. Les dessins d’arbres neuronaux en témoignent : comme un paysage, l’artiste raconte l’histoire d’un portrait, des pensées d’une personne.
Ainsi, la question « à quoi tu penses ? » entraîne tout un enchaînement d’images, comme issu du cerveau des individus, qui se racontent. Dialoguent alors la culpabilité de ne pas faire assez de musique, l’envie de faire plus de Tai Chi, la nécessité de faire le tour du monde… Le tout, matérialisé par des pictogrammes que l’artiste se réapproprient pour en faire un langage universel.
Au cœur de la Galerie Mansart, l’artiste présente également une pièce qui recentre le témoignage, autour de sa propre expérience. Dans un ensemble de bibliothèques modulables, des bases de données littéraires présentées comme un livre ouvert, se présente un cabinet de curiosité de réalisations de différentes époques, ainsi que des éléments qui l’inspirent. On découvre aussi des moules ayant servis à réaliser ses corbeilles de fruits, des sculptures anciennes. Puis des objets intriguant l’artiste, tels qu’un Gaper, une figure de proue en pierre ou en bois, représentant souvent un Maure, un Musulman ou bien un Africain du Nord, retrouvé au-dessus de l’entrée des pharmacies en Hollande, personnifiant l’idée que les épices étaient ramenées du bout du monde pour nous soigner… Comme une boucle infinie, l’artiste se raconte et nous raconte, prenant appui sur nos témoignages, sur le monde qui nous entourent, et de toutes ses ambiguïtés…
Jeanne Susplugas s’exprime à l’aide d’un univers bien à elle, nous rappelant ce même univers que l’on se racontait lorsque l’on était enfant. Elle se nourrit du monde qui l’entoure, de la littérature, de chansons, de l’actualité d’une certaine manière, sans pour autant en faire son sujet central : son travail repose plutôt sur des allusions, entretenant toujours une certaine ambigüité. Jeanne développe ainsi une œuvre vivante, se révélant même mouvante : sous différentes formes, les éléments de son œuvre évoluent au fil du temps.
Dans l’exposition, cette vivacité de l’œuvre se matérialise par la présentation de Flying House. Installation réalisée pour le Centre d’art de Versailles, présentant une maison prenant son envol, à laquelle sont attachés des objets du quotidien, qui, bien qu’étant l’essence même de la maison, résultaient en un poids l’empêchant de s’envoler, mais cette dernière s’est aujourd’hui libérée.
Sont présentés à la Galerie Mansart, ces objets-vestiges, dont les fils semblent avoir été coupés, ces mêmes fils qui empêchaient la maison de s’envoler. Cette installation a pris vie suite à une série de dessins réalisée par l’artiste, dans lesquels étaient représentées des maisons avec des objets. Ils ont été composés à l’aide de la question posée à des individus, de ce que sont les objets qu’ils emporteraient en cas de fuite soudaine. Ces objets, sont ceux qui nous aident à traverser ce monde parfois brutal, et en même temps, ce sont eux qui nous empêchent d’avancer. Cette installation traduit encore l’intérêt pour ces ambiguïtés, ces addictions qui constituent notre quotidien. Cette installation évolutive ouvre de nouvelles perspectives pour l’artiste, qui apprécie l’idée qu’une œuvre n’est jamais terminée, qu’elle puisse être déclinée, et puisse raconter différentes histoires.
L’artiste se plaît à laisser libre court à ses intuitions, à cette nécessité créative. Elle a notamment réalisé des séries de dessins absurdes, qui matérialisent cet enchaînement de questionnements ambigus, l’un d’eux est présenté à la galerie. Celui-ci nous suggère que l’on aimerait, dans un premier temps, pouvoir embarquer avec nous la maison tout en souhaitant la quitter, puis finalement ressentir le plaisir de la retrouver, le plaisir de retrouver notre « château », mais qui paradoxalement peut rapidement faire office de prison, tout en suggérant l’idée d’un espoir, à l’image intemporelle du bateau…
Imprégné de nombreux paradoxes, le travail de Jeanne s’appuie ainsi avant tout sur des témoignages et de l’observation. Plus qu’un témoin d’une époque, c’est le témoin d’un ressenti, d’une émotion. La forêt généalogique que nous avons précédemment évoquée, invite également les spectateurs au partage, les incitant à rechercher sur internet le nom des phobies présentent dans la forêt, ce qui génère souvent des discussions très intimes, des anecdotes personnelles qui touchent les individus. Elle capte les sentiments, les envies, les démons de chacun et nourrit son travail de cela : tout un chacun s’y retrouve, se projette dans cet art, qui au premier abord peut nous sembler difficile à pénétrer, et révèle finalement un monde riche et unique, qu’il convient de s’imprégner pour mieux comprendre notre propre univers.
L’œuvre de Jeanne Susplugas est rafraîchissant en ce que l’on se retrouve dans l’histoire qu’elle nous raconte, traitant des sujets intimes touchant à tout un chacun, tout en réveillant l’esprit enfantin qui sommeille en nous. À travers un même fil conducteur, elle développe tout une série d’histoire en partant d’images d’une même famille : le cerveau, les ramifications, les neurones, les arbres : cette exposition synthétise cette recherche autour des connexions, des liens, de la filiation, qui est demeurée une constante dans la carrière de l’artiste. Cherchant toujours à nous faire naviguer un peu plus profondément dans notre esprit, l’artiste est en train de réaliser une œuvre en réalité virtuelle « I will sleep when I’m dead », un voyage dans notre cerveau, à la rencontre de nos idées et nos pensées, à découvrir à la rentrée au festival On à Arles, à l’Ardénome lors de son exposition personnelle « J’ai fait ta maison dans ma boîte crânienne » et à la Biennale Chronique.
Julie Goy
Actualité :
Jeanne Susplugas : « Déraison du quotidien »
Jusqu’au 26 juillet 2020
Galerie Mansart
5 rue Payenne 75003 Paris