La peintre norvégienne Harriet Backer exposée au musée d’Orsay

En parallèle de la très attendue exposition « Caillebotte : Peindre les hommes », le musée d’Orsay met en lumière une figure méconnue de l’histoire de l’art du XIXe siècle. Après Louis Janmot et son sublime Poème de l’Âme, l’institution parisienne accueille jusqu’au 12 janvier prochain les œuvres d’une peintre norvégienne de renom. L’exposition « Harriet Backer (1845-1932) : La musique des couleurs » lève le voile sur la vie et la carrière de l’artiste et sur la condition des femmes peintres, à une époque où l’enseignement artistique restait encore l’apanage des hommes. À mi-chemin entre réalisme et impressionnisme, Harriet Backer dresse un touchant portrait d’un univers à la fois intime, sociétal, spirituel et sauvage, entre la Norvège, l’Allemagne et la France. Dans la seconde moitié du XIXe siècle – marquée par une profonde quête des identités nationales –, elle déploie une peinture chatoyante où s’entremêlent culture et expérience sensible. Avec plus de 80 œuvres présentées, cette exposition, fruit d’un partenariat avec le National Museum d’Oslo, le Nationalmuseum de Stockholm et le Kode Bergen Art Museum, révèle une artiste aux talents multiples, dont l’œuvre résonne encore aujourd’hui.

Troisième étape de cette exposition itinérante, le musée d’Orsay n’a pas ménagé ses efforts pour rendre hommage à la plus grande peintre norvégienne de son temps. Au travers d’un parcours thématique, les visiteurs pourront appréhender l’ensemble de la carrière d’Harriet Backer. L’excellent catalogue de l’exposition témoigne de l’important travail scientifique mené par les commissaires, offrant un panorama complet sur son œuvre tout en permettant de comprendre comment les femmes artistes scandinaves ont pu évoluer sur la scène artistique française et internationale du XIXe siècle. Plus qu’une énième monographie, il s’agit ici d’une véritable histoire des femmes peintres, et du récit du monde dans lequel Backer évoluait. On y découvre avec plaisir une personnalité bourgeoise au goût éclectique, lettrée et cultivée, curieuse, créative, sensible, et engagée. Le portrait réalisé par son amie Kitty Kielland (1843-1914) en 1883 révèle avec finesse la richesse de ses nombreuses facettes.

Kitty Kielland (1843-1914), Harriet Backer dans son atelier, Paris [Harriet Backer I atelieret, Paris], 1883, huile sur toile, 43 x 47 cm, Lillehammer, Lillehammer Kunstmuseum © Lillehammer kunstmuseum / Jan Haug :

Découpée en sept grands temps, l’évènement revient en premier lieu sur la formation européenne de la peintre et sur son entourage, avant d’aborder la diversité de son iconographie. Chacun des motifs de prédilection de Backer est ainsi minutieusement étudié : la musique, les natures mortes, les scènes d’intérieurs rustiques et d’églises, ainsi que les paysages.

En 1860, Harriet Backer entame sa formation artistique sous la tutelle du peintre norvégien Johan Frederick Eckersberg (1822-1870) avant d’accompagner successivement sa sœur pianiste à Berlin, puis à Florence. À son retour en Norvège, la jeune artiste suit les cours de Knud Bergslien (1827-1908), et se rend ensuite à Munich en 1874, où elle étudie auprès d’Eilif Peterssen (1852-1928), peintre d’histoire et portraitiste. Sa rencontre avec Kitty Kielland la même année incite les deux artistes à s’installer ensemble à Paris à l’automne 1878, où Backer résidera jusqu’en 1888 avant de rejoindre définitivement sa patrie. À Paris, elle suit les cours de l’Académie Trélat (École privée de dessins et de peinture pour femmes créée par Mme Trélat de Vigny) où enseignent Léon Bonnat (1833-1922), Jean-Léon Gérôme (1824-1904) et Jules-Bastien Lepage (1848-1884). Rythmée par des séjours entre la Bretagne et la Norvège, cette période parisienne parachève la formation de la peintre. Sa première participation au Salon de 1880 est récompensée d’une mention honorable pour sa toile Solitude (1878-1880). Sensible à la condition des femmes et à leur place dans les arts, Backer ouvre en 1891 une école de peinture mixte. En 1898, elle est honorée par le gouvernement norvégien, qui la nomme au conseil d’administration et au comité d’acquisition de la Galerie nationale. À sa mort en 1932, Backer laisse derrière elle un prestigieux parcours, marqué par de nombreuses expositions et un rôle déterminant dans l’institutionnalisation des beaux-arts en Norvège, ainsi que par un engagement indéfectible pour les artistes femmes.

Harriet Backer, Solitude, 1878-1880, huile sur toile, 68,5 x 92,5 cm, collection particulière, © Thomas Widerberg :

L’exposition met en lumière la richesse des influences qui ont façonné l’œuvre de Backer, mêlant héritage du passé et échos de la modernité. Formée à l’art de la copie des maîtres anciens, elle s’immerge également dans l’effervescence créative de son époque, découvrant avec curiosité le réalisme et l’impressionnisme. Une salle entière, dédiée aux artistes scandinaves féminines proches de Backer, illustre l’entourage artistique solide et stimulant dans lequel elle évoluait. Les œuvres exposées offrent quant à elles un magnifique panorama de la diversité de sa touche, allant de surfaces lisse à la manière académique à des empâtements de couleurs et des touches brossées plus vigoureuses dans certaines toiles.

Le titre de l’exposition, La musique des couleurs, est développé avec finesse tout au long du parcours. Le lien entre Backer et la musique y est mis en exergue avec un discours clair et des œuvres qui parlent d’elles-mêmes. Bien que la peinture soit habituellement perçue comme un art visuel, Backer parvient à évoquer d’autres sens, donnant aux visiteurs l’impression d’être enveloppés par une mélodie qui semble émaner de ses scènes d’intérieur. La scénographie renforce cette dimension avec subtilité : une salle diffuse en continu les compositions d’Agathe Backer Grøndahl (1847-1907), sœur d’Harriet, pianiste et compositrice. Cette immersion sonore amplifie le sentiment que la musique et la peinture, dans l’œuvre de Backer, se rejoignent pour créer une expérience véritablement sensorielle. À cela s’ajoute la luminosité et la vivacité des teintes choisies par Backer, qui confèrent à ses œuvres une vitalité solaire et émouvante. Sa maîtrise du rendu des ombres et des lumières, ainsi que des nuances iridescentes et des dégradés, confère à son art une dimension symbolique et fascinante. Backer semble composer ses tableaux comme une partition, fusionnant peinture et musique en un duo harmonieux. Elle n’est d’ailleurs pas la seule dans l’histoire de l’art à explorer ce lien intime entre les arts, puisqu’au au XXe siècle, Vassily Kandinsky (1866-1944) développera lui aussi une peinture imprégnée d’une profonde musicalité, soulignant ainsi la modernité presque visionnaire de Backer.

Harriet Backer (1845-1932), Lavande [Lavendler], 1914, huile sur toile, 46 × 48 cm, Bergen, Kode Bergen Art Museum © Kode / Dag Fosse :

L’exposition met en lumière la profonde humilité de Backer et sa sensibilité marquée à la spiritualité. Issue d’un milieu bourgeois dans lequel elle a grandi et évolué, elle est demeurée réceptive aux multiples influences qui ont enrichi son œuvre. Profondément attachée à la cause patriotique norvégienne, elle n’hésite pas à parcourir son pays pour capturer la beauté des intérieurs ruraux et des églises luthériennes, qu’elle dépeint avec une aura presque mystique. Dans un contexte où les identités nationales s’expriment à travers l’Europe, Backer apporte indirectement sa contribution à cette quête en sublimant les traditions et le patrimoine culturel de la Norvège. Son travail participe ainsi pleinement à la célébration des racines nationales, résonnant avec les aspirations de toute une génération.

Harriet Backer (1845-1932), Intérieur de la stavkirke [Interiør fra Uvdal stavkirke], 1909
huile sur toile, 114,7 × 134,8 cm, Bergen, Kode Bergen Art Museum © Kode / Dag Fosse :

Quelle belle surprise donc que cette exposition dédiée à Harriet Backer ! À travers ses teintes chaleureuses, ses scènes d’intérieur intimistes et ses vues enchanteresses de la Norvège, Backer nous transporte dans un univers hors du temps, empli de poésie et de douceur. La qualité de l’exposition proposée par le musée d’Orsay témoigne quant à elle de l’engouement suscité par ces évènements consacrés à des artistes plus méconnus du grand public en parallèle des expositions consacrées aux figures de proue de la scène artistique du XIXe siècle. It Art Bag ne peut que vous encourager vivement à vous rendre au musée d’Orsay pour embarquer dans ce voyage captivant.

Margot Lecocq

« Harriet Backer (1845-1932) : La musique des couleurs »

Commissariat : Leïla Jarbouai, Conservatrice en chef au musée d’Orsay, Estelle Bégué,
Chargée d’études documentaires au musée d’Orsay, Vibeke Wallann Hansen, Conservatrice au National Museum, Oslo, Tove Haugsbø, Conservatrice senior et docteur au Kode Bergen Art Museum, Bergen.

Jusqu’au 12 janvier 2025

Musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris

Ouvert du mardi au dimanche de 9h 30 à 18h (21h 45 jeudi) – fermé le lundi

https://www.musee-orsay.fr/