Entretien avec Tatiana Frolova

« L’artiste est celui qui tire un signal d’alarme dans une société »

Tatiana Frolova est un metteur en scène et dramaturge russe. Résolue à apporter de l’art et de la créativité dans sa petite ville de Russie Orientale, Komsomolsk-sur-Amour, elle crée le Théâtre KnAM en 1985. Elle y met en scène des œuvres aussi bien classiques que personnelles. Véritables fresques de la vie quotidienne russe, ses pièces sont profondes, brutes, engagées. A l’occasion de la représentation de sa pièce « Ma Petite Antarctique » au Théâtre du Nord (Lille), nous sommes allés l’interroger. De sa conception du théâtre, si singulièrement démocratique, à l’importance centrale qu’elle accorde à l’amour, Tatiana Frolova nous livre ici un témoignage intense.

Vous avez créé le KnAM en 1985, vous étiez alors la première femme de Russie à créer une troupe de théâtre complètement indépendante. Qu’est ce qui vous a porté dans ce projet audacieux ?

Lorsque j’ai créé le Théâtre KnAM en 1985, j’étais jeune, j’avais 24 ans. Je n’étais pas toute seule, nous étions tout un groupe et nous avions envie de créer quelque chose de nouveau, quelque chose de neuf. C’est comme si nous n’avions pas le choix : à Komsomolsk, c’est impossible de vivre sans art, sans créer quelque chose sinon on devient rapidement fou.

Vous vous êtes intéressée, ces dernières années, au théâtre documentaire. Le théâtre n’est-il qu’un miroir de la réalité ?

Si nous faisons du théâtre documentaire, c’est parce qu’il nous semble que nous vivons à une époque où il est impossible de gaspiller du temps et de notre énergie – ainsi que celle des personnes qui viennent voir nos spectacles – pour des distractions, ou pour de simples recherches d’un nouveau langage artistique. Ça paraîtrait complètement vide. Ce qui compte vraiment pour nous, c’est d’étudier et comprendre le monde dans lequel nous vivons. Lorsque l’on parvient à une certaine compréhension, on la partage avec notre public en faisant des spectacles.

La création des spectacles est ainsi extrêmement longue. Nous commençons par réfléchir sur un thème en particulier tout en rassemblant du matériel. Une fois ce matériel brut rassemblé, il est directement montré au public. Puis, au fil des discussions, des échanges avec les spectateurs et en particulier avec notre public fidèle à Komsomolsk on enrichit le spectacle. Une fois que la forme est à peu près définitive, on fixe tout et la pièce est née. C’est extrêmement précieux de voir ce qui est important pour les gens dans ce qu’on fait, ce qui les touche. Ça donne un sens à nos vies.

« Ma petite Antarctique » dresse un bilan assez sombre, pessimiste de la Russie et de l’état d’esprit qui règne dans le pays. Cette pièce est-elle une sonnette d’alarme ?

Oui pour nous, un artiste est celui qui tire un signal d’alarme dans une société. S’il crie et s’il fait du bruit c’est que quelque chose ne va pas.

Vos propos sont très libres, vos constats impitoyables. Vous dénoncez notamment la manipulation de l’opinion publique russe par la presse. Aujourd’hui en Russie, peut-on tout dire ? Quel est l’accueil réservé à vos pièces ?

Non bien sûr, on ne peut pas tout dire. Mais il me semble que l’on arrive à une époque où c’est de plus en plus le cas, en particulier en Europe et en France.

 Quant à l’accueil du public russe des pièces, c’est presque le même qu’en France. Ils sont tous extrêmement touchés par ce que l’on fait. Cela arrive souvent que les gens n’arrivent pas à parler et restent comme enfermés en eux-mêmes à la fin de nos représentations. Au bout de quelques jours voire quelques semaines ils nous écrivent, ils viennent nous voir et ils nous disent à quel point ils ont été touchés, bouleversés. Pour certains, cela a même changé des choses dans leurs vies, en leur permettant de faire des recherches sur leur propre famille par exemple. Tout cela montre que notre travail est de qualité et surtout qu’il sert à quelque chose, qu’il aide les gens à réfléchir et à regarder leurs illusions en face, à se confronter à la réalité.

Un des thèmes récurrents de cette pièce (« Ma Petite Antarctique ») est le « mythe », l’illusion. Komsomolsk-sur-Amour est un mythe, la politique n’est que promesses vides, la famille repose sur le mensonge. Qu’est ce qui peut encore réunir les gens ?

De notre point de vue l’amour est le seul mécanisme qui peut réunir les gens. Même si la larme de Gerda, la petite fille dans le conte de la Reine des Neiges n’arrive pas forcément à dégeler le cœur de Kay, rien que le fait d’en parler est extrêmement important. Ça pourrait peut-être avoir une incidence… [D’après le conte, la Reine des Neiges a gelé le cœur d’un petit garçon, Kay. Gerda, amoureuse de lui, le sauve en faisant fondre la glace de ses larmes. Ma Petite Antarctique s’inspire de ce conte mais cette fois-ci les pleurs ne peuvent plus sauver Kay, qui reste prisonnier des charmes d’une Reine des Neige aux allures très poutiniennes]

Entretien réalisé par Servane de Pastre

Traduction : Bleuenn Isambard