Ernest Pignon Ernest

Au Mamac de Nice,
des ombres surgies des murs

Noir intense.

Le trait de celui qui est peut-être le plus grand dessinateur depuis Mantegna ou Caravage, tendu, ferme, sans hésitation ni repentir, fait surgir du papier mince qui plus tard sera collé, la chair palpitante d’hommes et de femmes couchés-souffrant ou debout-protestant de toute leur force, de toute leur faiblesse.

Ce même trait qui les a fait naître … les écorche, les traverse et suggère les fissures qui prolongent sur le papier les lézardes du mur. Un mur qui, désormais, qu’il le veuille ou non, est associé à l’œuvre et devient une clef pour comprendre l’artiste qui d’emblée avait choisi de représenter le corps pour dire la pensée rebelle. Un artiste qui d’emblée avait choisi une écriture classique parfaitement maîtrisée et assumée pour dire la part obscure de notre modernité.

Avec la complicité de la pluie et du vent, allié au temps qui efface, qui flétrit, qui voue à la disparition et à l’oubli, Ernest Pignon Ernest (de son vrai nom Ernest Pignon avec un seul Ernest) laisse depuis un demi-siècle sur les murs oublieux l’empreinte de l’éternel éphémère ; l’empreinte de l’humanité même.

Les corps qu’il met en scène, ramenés à eux-mêmes – muscles et tendons – clament leur refus de la mort inutile des combats perdus d’avance mais murmurent mezza voce l’absolue nécessité des résistances. Exfiltrés d’eux-mêmes, exsudés des murs, des trottoirs, des escaliers, des chaussées ou des palissades, les corps d’Ernest Pignon Ernest plaident en silence pour un monde qui serait meilleur, enfin juste et où les morts de La Commune et ceux de Soweto ne seraient pas morts pour rien. Ernest Pignon Ernest allonge ses fantômes sur les marches du métro Charonne, sur celles du Sacré-Cœur, à même les pavés d’une rue anonyme. Ses créatures s’extraient d’un soupirail ou disparaissent sous un porche de Naples ou de Paris, dans une ruelle de Gaza. Il les duplique pour une manif muette collée sur les murs de Nice. (Nice fiancée à l’Afrique du Sud de l’Apartheid par Jacques Médecin.) Il les photographie pour leur offrir un supplément d’âme en nous donnant à voir ceux qui chaque jour les côtoient, intéressés ou indifférents. Elles recouvrent leur liberté pour une autre vie, hors les murs.

Dans son armée de protestataires l’artiste militant embrigade (excusez du peu) Rimbaud, Maïakovski, Neruda, Pasolini, Genet, Rubens, Caravage, Maurice Audin, Mahmoud Darwich, Desnos, Char, Derrida et les cohortes muettes des oubliés, des sans voix, ses alliés pour crier l’inoubliable en traces effaçables.

Pendant un demi-siècle il a collé au mur cette armée des ombres qui nous fusille du regard et nous invite à regarder en face notre monde qui va dans le mur. Ces murs, ces escaliers, ces cabines téléphoniques, ces piliers, ces palissades Ernest Pignon Ernest les engage, les recrute, non comme simple décor, non comme simple support mais comme acteurs majeurs de son théâtre d’ombres.

Jamais la beauté des corps soutenue par un talent d’une telle virtuosité n’avait été mise au service de la lutte toujours recommencée contre la bêtise et la mort.

Jusqu’au 8 janvier 2017

Mamac
place Yves Klein
Nice

Pierre Vauconsant