Fernande Olivier et Pablo Picasso, dans l’intimité du Bateau-Lavoir

Le Musée de Montmartre rend hommage, par cette première exposition qui lui est consacrée, à Fernande Olivier, femme oubliée, et pourtant témoin intime et exceptionnel d’une époque : celle de la bohème montmartroise, du Bateau-Lavoir, et de la naissance du cubisme.

Les deux commissaires d’exposition, Nathalie Bondil, directrice du musée et des expositions de l’Institut du monde arabe et Saskia Ooms, responsable de la conservation du musée de Montmartre, ont voulu donner la parole à une femme encore trop méconnue.

Le point de départ de cette exposition, ce sont deux livres importants de Fernande Olivier : Souvenirs intimes, écrits pour Picasso et publiés de manière posthume en 1988 et Picasso et ses amis, publié de son vivant en 1933.  Si le premier raconte son parcours difficile de jeune femme – et en creux, les conditions difficiles pour les femmes de cette époque – sa quête d’émancipation et sa rencontre avec Pablo Picasso, le second constitue un témoignage extraordinaire des avant-gardes artistiques et des personnalités du Bateau-Lavoir, où se retrouvent Picasso, Braque, Apollinaire, Laurencin, Matisse etc.

Amélie Lang naît en 1881. Encore mineure, elle est mariée de force et violentée par un mari qu’elle fuit, quittant le foyer à 19 ans. Totalement démunie, elle devient un modèle professionnel et abandonne son nom et son passé pour devenir Fernande Olivier.

Cultivée, la lecture et l’écriture occupent une place fondamentale dans sa vie. Elle est l’amie de Guillaume Apollinaire ou encore de Paul Léautaud qui écrit à propos de son livre Picasso et ses amis (1933): « Il n’y a pas d’autre mot : merveilleusement écrit. Une simplicité, une netteté, avec une force d’expression ! Un très grand talent d’écrivain, que pourraient lui envier bien des écrivains à succès (…) Si je cherche le pourquoi de ce style si simple, aéré, courant, et pourtant si expressif, je crois que c’est cela : cette femme n’a eu l’esprit gâté par aucune rhétorique, elle écrit comme elle pense et comme elle sent, sans s’occuper de plus, n’ayant pour guide que d’être vraie et claire. Je voudrais bien écrire de cette façon-là. »

Près de 80 œuvres (peintures, sculptures, dessins, lithographies, manuscrits, éditions et correspondances originales) s’entremêlent à des documents photographiques et vidéographiques. Une installation contemporaine d’Agnès Thurnauer complète cette exposition.

La première salle de l’exposition regroupe un riche ensemble de documents manuscrits qui témoigne de son goût pour l’écriture : des extraits de Cahier personnel, ou de Cahiers avec Dessins et Autoportraits des années 30. Un Autoportrait (1930) de Fernande Olivier enrichit cette première salle.

Une autre salle est consacrée aux souvenirs de Fernande avec Picasso. La jeune femme s’installe dans l’atelier de l’artiste de 1905 à 1912. Ses Souvenirs intimes, publiés de manière posthume en 1988 « sont un rare témoignage, direct et sincère, émouvant surtout, d’une femme intelligente, fière et libre […] en quête d’émancipation et de bonheur. » (Nathalie Bondil, extrait de l’essai publié dans le catalogue de l’exposition ) La reproduction d’une peinture à l’aquarelle de Picasso, Les Amants (1904), illustre la première nuit d’amour entre Fernande et Pablo, fasciné par la jeune femme.

Cette reproduction fait écho à un passage des Souvenirs intimes : « J’entreprends de te raconter ma vie. Peut-être pour que tu me comprennes mieux. Tu as toujours douté de moi, de mon amour, de ce sentiment profond qui faisait que tout de moi se rapportait à toi, à toi seul. Ces années vécues près de toi, ce fut la seule époque heureuse de ma vie. »

Un portrait de Fernande Olivier (1906) par Picasso est commenté par la jeune femme : « Parmi les portraits qu’il avait faits de moi, il en était un qui m’avait surpris et fait réfléchir. Ce portrait tout classique révélait sa maîtrise dans un genre si opposé à ses recherches nouvelles. Cette étude qu’il ne montra jamais à personne, qu’il enfermait soigneusement dans l’armoire aux œuvres secrètes, calme sensible et sévère, je l’aimais aussi. »

Dans la suite du parcours, c’est le cercle espagnol du Bateau-Lavoir qui est présenté. Située au 13 rue Ravignan, une ancienne manufacture de pianos est divisée en ateliers d’artistes en 1889. Il s’agit d’un bâtiment en bois que Max Jacob aurait rebaptisé « Bateau-Lavoir », en raison du linge suspendu à l’intérieur du bâtiment. La reproduction d’une photographie permet de voir l’immeuble, hélas réduit en cendres par un incendie en 1970.

Fernande Olive vit au Bateau-Lavoir dès 1901, y rencontre Picasso en 1904 et emménage dans son atelier en 1905. « J’habitais le 13 de la rue Ravignan, quand je remarquai un personnage assez particulier qui venait de s’installer dans la maison. C’était Picasso. Il n’avait rien de très séduisant quand on ne le connaissait pas ; pourtant, son étrange regard insistant forçait l’attention. […] Ce feu intérieur que l’on sentait en lui dégageait une espèce de magnétisme, à quoi je ne résistai pas. »

C’est dans ce bâtiment que les plus grands artistes du XXème siècle se retrouvent, dont les amis de Picasso : « L’atelier de Picasso était le refuge de ses compatriotes » écrit Fernande : « c’était chez lui une continuelle procession d’Espagnols. » Œuvre phare de cette salle du cercle espagnol, un tableau de Ricard Canals, Une loge à la tauromachie (1904)où Fernande est représentée, à gauche :« Deux Espagnoles en mantilles, l’une noire (Benedetta), l’autre blanche (moi), sont accoudées et rient en devisant. […] C’est clair, c’est gai, aimable, brutal et doux à la fois. […] C’est la première peinture pour laquelle je pose et où je me « plais ». »

Dans la salle « Fernande et Pablo : Alchimies autour d’un visage », on voit les traits du modèle de Picasso se métamorphoser. Dans un monotype sur verre, Tête de Fernande, de profil (1906), Picasso réduit son visage à un masque qui inaugure un langage cubiste. Trois magnifiques sculptures, portant chacune le titre Tête de femme (1906, 1906-1907-1909), témoignent également de l’évolution de l’artiste : du trait simplifié jusqu’à la première représentation cubiste de Fernande (Tête de femme, 1909, droite). La jeune femme est au cœur de l’évolution de Picasso vers le cubisme : « je l’ai vu naître et en ai suivi la lente élaboration ». Deux très beaux tableaux témoignent de sa nouvelle démarche : Buste de femme, étude pour « les Demoiselles d’Avignon » (1907) et Femme assise dans un fauteuil (1910)

Du fauvisme au cubisme, Fernande est aux premières loges de la période charnière des avant-gardes : « J’ai vécu avec eux, plus près d’eux que n’importe qui, puisque ‘chez Picasso’ c’était aussi chez eux (…) J’ai vécu de leur existence, je les ai vus vivre, penser, souffrir, espérer et surtout travailler » écrit-elle dans Picasso et ses amis. Fernande livre un récit teinté d’humour sur le cercle des poètes, amateurs et artistes qu’elle côtoie. Elle décrit Max Jacob comme « un excentrique, un personnage fantastique, un peu fou » qui « nous amusait jusqu’à nous fatiguer physiquement à force de rire ». Apollinaire est un « étrange mélange d’aristocratie et de vulgarité » à qui il plaît de « réciter sa poésie, mais il le fait si atrocement ! »  Une des salles de l’exposition constitue une véritable galerie de portraits de ces artistes que Fernande fréquente : on y découvre Un portrait de Max Jacob et un Autoportrait par Marie Laurencin (1908 et 1905), ou encore Un portrait du douanier Rousseau par Robert Delaunay (1914).

« Je pense que le temps est venu de faire savoir quel destin peu commun fut le sien. Connu pour avoir partagé les années de misère de Pablo Picasso, elle mérite mieux que ce surnom […] la Belle Fernande. Belle, elle le fut, certes, si belle même que cette beauté fit oublier son intelligence subtile, sa sagacité, son humour. » Gilbert Krill, Avant-propos, Souvenirs intimes, écrits pour Picasso (1988)

Perrine Decker

Du 14 octobre 2022 au 19 février 2023

Musée de Montmartre, 12 Rue Cortot, 75018 Paris  

Ouvert tous les jours de 10h à 19h

Réservation : https://museedemontmartre.fr/