Attention on frôle au chef d’œuvre ! Auréolé de deux récompenses au festival de Cannes 2022 (Queer Palm et Prix du jury Un Certain Regard), « Joyland » est un film très brillant, très généreux et d’une extrême subtilité qui décrit avec soin une famille de la petite bourgeoisie dans la seconde plus grande ville du Pakistan où cohabitent plusieurs générations, avec un taux de frustration élevé parmi ses membres. C’est aussi une histoire d’amour, très romantique, sensible et colorée (les séquences musicales et dansées sont un ravissement pour les yeux et les oreilles), entre une transgenre et un hétérosexuel mais sa richesse thématique et humaine conduit à un film presque choral dans lequel aucun protagoniste n’est négligé.
Lahore, de nos jours. Haider (Ali Junejo) et sa femme Mumtaz (Rasti Farooq, ravissante) vivent sous le même toit avec le patriarche et le reste de la famille où chacun vit donc sous le regard des autres. Haider qui est prié de trouver un emploi et de devenir père (sans emploi depuis longtemps, c’est sa femme qui travaille) est engagé comme danseur (ce qu’il n’est pas vraiment) dans un cabaret où règne Madame Biba (Alina Khan), danseuse sensuelle et magnétique. Cet emploi inattendu et ubuesque va changer la vie de cet homme qui enfant jouait le rôle de Juliette dans « Roméo et Juliette » : alors que des sentiments naissent, Haider se retrouve écartelé entre les injonctions qui pèsent sur lui et l’irrésistible appel de la liberté.
La réussite de ce long métrage de deux heures tient notamment à un équilibre parfait entre moments légers, voire euphoriques, et épisodes très dramatiques, sans que jamais le fil narratif ne soit rompu, avec quelques changements audacieux de perspective. Saim Sadiq dont la mise en scène douce, violente, amère et souple tisse un récit sensuel et intelligent de chacun des personnages. Aucune scène n’est gratuite et renvoie immanquablement à une autre qui lui répond ou la complète. C’est magnifiquement construit. Saim Sadiq est aussi un metteur en scène avisé, qui sait construire un cadre, manie le non-dit et l’ellipse à la perfection. La lumière est sublime. Le réalisateur sait filmer la chair sous toutes ses formes qui est le thème principal de ce film. Beaucoup de pudeur et la caméra reste toujours à la bonne distance des corps.
Le réalisateur a dû prendre beaucoup de risques pour faire ce film qui parle d’homosexualité et de transsexualité (mais pas que, ce n’est qu’une petite partie du scénario qui a son importance certes mais ce n’est pas l’essentiel) dans un pays aussi conservateur et religieux que le Pakistan dans un récit dense qui aborde de nombreux thèmes propres aux pays musulmans : désirs réprimés, sexualité/homosexualité sous le poids de la religion, patriarcat, traditions machistes, non-dits, quand dira-t-on, méfiance généralisée, apparences à sauvegarder avant tout, société qui juge toujours l’autre… Le film prend aussi le pouls de Lahore sans lourds effets démonstratifs, nuançant son propos dans ce qui est, malgré les apparences, un véritable cri d’amour pour une ville (en dépit des transports chaotiques et des délestages d’électricité propres aux métropoles urbaines des pays pauvres) et pour un pays où d’immenses progrès sont attendus dans une société qui vit encore sur des lois non écrites, datant des siècles passés.
Grâce à une structure narrative qui gagne en ambition et en complexité, le film accorde autant d’importance aux deux amoureux ainsi, et c’est plus inattendu, qu’à la femme du héros. Le film prend ainsi une direction tout à fait inattendue où les rôles secondaires deviennent capitaux, dans sa deuxième partie. La direction d’acteurs est superlative et quel bonheur que de découvrir la finesse de jeu, de regards, de maladresse corporelle de Haider qui envoûte les spectateurs. Les deux grandes triomphatrices, dans ce casting impeccable, restent Biba, par sa flamboyance, son talent de danseuse et sa capacité à assumer sa transsexualité mais aussi encore plus Mumtaz par sa sensibilité, sa force et son charisme qui crève l’écran.
Cette histoire d’amour pourrait avoir l’air convenue mais le regard que Sadiq, lui-même homosexuel, pose sur ses personnages est nuancé et contemporain. Son film, de par son esthétisme raffiné et la richesse de son récit, mérite d’être considéré comme une véritable pépite venant d’une contrée où le cinéma de divertissement, à l’instar de son voisin indien avec Bollywood, ne laisse guère de place à des œuvres plus sociales et engagées. Du cinéma comme dans la vie ! Tout l’inverse d’un film à thèse ! Sélectionné aux Oscars 2023 dans la catégorie « meilleur film étranger » il mérite ce prix, bien plus en tout cas que ses concurrents polonais « Eo » ou français « Saint Omer » qui sont de vraies daubes, ou même suédois « La conspiration du Caire » qui est pourtant de qualité. Finalement après le très bon « Les banshees d’Inisherin », la nouvelle année cinématographique commence très bien avec ce film pakistanais.
L.D. Masqué