« Le non-film de Jean-Luc Godard, événement majeur du festival parallèle », titrait L’espoiren 1970. Les salles affichaient alors le premier film de «l’aventure Dziga Vertov » du réalisateur français, Vent d’est. Plus de 50 ans après, Film annonce… clôt en quelque sorte cette période du metteur en scène. Mort en 2022, il laisse derrière lui une œuvre pléthorique qu’il conclut, paradoxalement, par une annonce.
On reproche souvent beaucoup de choses à Godard. Réalisateur talentueux qui a pu offrir de grands succès publics et critiques comme Pierrot le Fou, la figure de l’artiste passionne comme en irrite d’autres.
Jean Collet, théoricien du cinéma, illustre ce mélange d’excitation, de déception et d’incompréhension face aux œuvres du français. Il écrit ainsi qu’« avant 1968, malgré ses lunettes noires, il y avait beaucoup de lumière dans ses films. » En d’autres termes, si Godard a toujours été un homme à part dans le monde du cinéma, « il mettait en lumière » avant mai 68.
Mais ce moment de basculement politique et social a aussi rimé, pour Godard, ou plutôt pour le Jean Luc « ex-Godard », dixit un article dans le Nouvel observateur de Michel Cournot, avec une radicalisation de sa proposition. Une marginalisation de cette dernière s’en est, par là même, suivie.
Produire un film, proposer une représentation à travers un ou plusieurs éléments artistiques, passe en effet par un moment où le dialogue se crée entre le public et l’œuvre. Or, « les films du groupe Dziga Vertov appartenaient au petit nombre de ceux qui les voyaient, et plus encore à ceux qui les vivaient » assène Jean Collet. Ainsi, cette période cinématographique (de 1969 à 1973 officiellement) du nom du cinéaste soviétique futuriste, adepte de la forme documentaire, a été pour Godard un moment où l’échange, le débat, ne se faisaient plus qu’avec lui-même et son cercle très rapproché de suiveurs fanatiques, à l’instar de Jean-Pierre Gorin.
Godard forme avec ce dernier, à l’époque, un groupe pour « chercher à comprendre ce que veut dire « filmer politiquement » expose Antoine de Baecque, auteur de Godard, biographie de référence.
Une destruction de l’image
De Baecque est catégorique sur le projet qu’a mené le réalisateur durant cette période : Godard a voulu se défaire du cinéma-spectacle classique.
Une illustration frappante de cette tentative est à retrouver dans le premier projet du groupe en février 1969, British Sounds. Dans ce film – si tant est que l’on puisse parler ainsi de ce projet – le français a pour ambition de « déconstruire le rapport classique (…) du cinéma traditionnel » en scindant la bande-image de la bande-son. La scène finale est révélatrice de cette volonté ; l’un des personnages crie ainsi : « Camarades, commençons par détruire l’image ! ».
Cette idée de destruction – certains parleraient aujourd’hui d’une « déconstruction » – est en réalité un idéal : à partir de cet instant, la machine Godard s’est lancée et a en effet toujours poursuivi ce projet apocalyptique. Pour le cinéma en tant que tel, mais aussi pour lui ; aucun idéal ne s’atteint jamais.
Le « film militant » dont il se réclame, se repose uniquement sur « un tableau noir ou un mur d’école », souligne-t-il en 1969 dans la revue Cinétique. Tout doit être pensé pour permettre une « analyse concrète d’une situation concrète ».
Ce nouveau, et dernier film, Film annonce…, comporte et synthétise en réalité l’ensemble de ces éléments précédemment relevés.
Du présent au passé
Le style est assumé. L’idée originale est de montrer, comme dans un musée, uniquement des images, des tableaux, des scènes. Une succession de divers dessins et photographies, plus ou moins nets, plus ou moins évocateurs, défilent à l’écran. Quelques passages sont également annotés, gribouillés, raturés ou bien encore gommés. Le projet godardien du non-film se révèle ici sans détour dans cette ultime production. Comme l’expliquait de Baecque, il s’agit de « briser le monument du génie, défaire l’auteur de son aura romantique ».
Le film ne doit pas être esthétique, ne doit pas procurer de sensation de bien-être ; il sert simplement à révéler un geste créateur profond… qu’importe le sens, tant qu’il y a la forme.
Pour tenter de le décrypter, ce court-métrage doit être observé avec attention ; ou plutôt lu. En effet, s’il y a peu de voix – mais en revanche une musique, le plus souvent très rapide et saccadée, parfois assourdissante -, le recours à des éléments textuels est très fréquent.
Pêle-mêle, le plus souvent écrits sur des lignes qui rappellent des petits cahiers d’écoliers, on peut y lire des aphorismes et autres pensées obscures, comme des références appuyées, notamment à Hannah Arendt. D’autres fois encore, le texte prend tout l’espace de l’écran. On est ainsi notamment confronté à un fond blanc où il est écrit en caractère immense : « Notre Guerre ».
Godard évoque aussi l’Espagne, les Russes et leur langue dont une voix féminine dit « qu’elle n’a pas envie » de parler « le russe maintenant ». La Palestine et Israël y passent aussi.
On peut y voir une perception personnelle de l’auteur, à la fois des évènements qui ont eu lieu durant la seconde guerre mondiale, mais surtout de leurs enchaînements et leurs liens entre eux ; ou bien encore une réflexion quant à leurs éternels surgissements, rapport à ce que nous traversons aujourd’hui. Tout pourrait apparaître comme logique et pourtant, quelle « drôle de guerre » !
Ironique ? peut-être. Messager ? sans doute. Godard appelle en effet à « ne plus faire confiance » dans une note à l’attention des spectateurs, à se libérer des « diktats ». Une sorte d’ultime appel à la révolution auquel même lui n’y croit peut-être plus.
Le temps finit en effet toujours par avoir raison de nos engagements, des plus forts aussi. Même Godard, tout révolutionnaire qu’il est le sait, tirant ainsi un trait rouge sur le mot « passion » dans une des images exposées.
Il en est de même des assertions et autres phrases écrites sur les bouts de feuilles présentés à l’écran : chaque verbe a été corrigé ; du temps présent, celui du passé s’est désormais imposé.
« Mémoires d’un agitateur »
Pourtant, Godard tente néanmoins de ressurgir des entrailles du temps : d’une voix fatiguée et essoufflée, il prend la parole dans la seconde partie du film. Il s’explique, soulignant le fait que ce film est une adaptation de l’œuvre du romancier belge Charles Plisnier, Faux passeports (Prix Goncourt 1937).
L’on apprend par la voix de Godard qu’il a toujours vu, dans ce roman, une « suite de portraits ». Il décrit ce livre avec beaucoup de passion, de franchise. Ce dernier se reconnaît quelque part dans cette suite de nouvelles de jeunes révolutionnaires. La jeunesse ne dure qu’un temps et quand la fougue s’amenuise, il est tentant d’essayer de la convoquer à nouveau.
Pourtant, le sous-titre de l’œuvre originale, « Mémoires d’un agitateur », ne laisse poindre aucun doute. Il ne s’agit pas ici d’un projet en devenir, mais bien d’un passé. Fascistes et bolchéviques s’accordent sur ce point : quand les idéaux passés ne sont plus, reste seulement leurs réminiscences.
Trotskiste comme lui, Plisnier fut exclu du Parti Communiste Belge pour ses accointances avec cette mouvance radicale. La voix-off de Godard se concentre sur cet épisode, que l’on imagine douloureux pour lui.
Mais cette déception est loin d’être la seule. Toute sa vie, Godard a dû essuyer des déconvenues. La production de Vent d’est fut ainsi particulièrement houleuse, le réalisateur se rendant en effet compte que quelques-uns de ses compagnons de route – dont un certain Daniel Cohn-Bendit – ne partageaient guère, non pas tant son envie de rupture, mais plutôt celle de « rompre avec le concept de rupture ».
Godard a eu beaucoup de mal à se faire comprendre et à tourner ainsi par la suite. D’où l’envie de terminer par un « film qui n’existera jamais » ?
« La télévision fabrique de l’oubli. Le cinéma fabrique des souvenirs » disait Godard. C’est donc sans doute à l’épreuve du temps que nous pourrons savoir si sa dernière production, et toutes les autres, auront gravé quelque chose d’indélébile en nous.
Mais vivre dans le souvenir, dans l’attente du retour d’un passé dépassé, peut aussi être étouffant. En se décidant à recourir au suicide assisté en 2022 du fait d’une profonde « fatigue », Godard l’a quelque part exprimé. Comme un spectateur décontenancé sur son siège, décidant finalement avant même la fin du film, de quitter la salle.
Gabriel Moser.
En salles le 8 mai 2024.
Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres »
Court métrage – 20 minutes. Un film de Jean-Luc Godard. Ecrit par Fabrice Aragno, Nicole Brenez et Jean-Paul Battaggia.