Françoise par Sagan
Loeb fait briller Sagan de noir et d’or
S’attaquer à un monstre sacré — aussi charmant fut-il si l’on s’en réfère au célèbre qualificatif de François Mauriac — est un challenge pas si aisé à relever mais une artiste qui connaît le prix du combat a relevé le gant. Et c’est heureux tant le propos de Sagan reste criant d’actualité. L’on garde encore à l’esprit le souvenir ému d’une Sylvie Testud plus vraie que l’originale dans un biopic sous l’œil aguerri de Diane Kurys. Caroline Loeb pouvait prendre la relève tant son parcours fait somme toute écho à celui de la romancière. En parlant de Sagan, c’est aussi beaucoup d’elle-même qu’elle nous livre. Avec le courage et l’acharnement au travail dont elle a fait preuve toute sa carrière.
Loeb aurait pu poursuivre dans la veine du combat féministe après le spectacle qu’elle consacrait à George Sand. D’ailleurs ne le fait-elle pas dans une certaine mesure, mais de manière plus subtile que d’aucuns l’avaient imaginé ? Dans cette nouvelle production, pas de discours fracassant mais une immersion dans l’intimité de l’écriture et d’une quête du vrai. Loeb — comme Sagan — tient le flambeau féministe haut et ferme en aimant les hommes… et j’avoue que ça me plaît. Quand je dis les hommes, je devrais écrire les Hommes. « Françoise par Sagan » illustre avant tout et surtout un humanisme chevillé au corps dont l’écrivain eut été bien incapable de se départir, n’en déplaise à ses détracteurs qui n’eurent de cesse de la présenter sous un faux jour, s’attachant aux frasques, quitte à les inventer, bien plus qu’à la la pensée.
Caroline Loeb, elle aussi fut enfermée dans un personnage que le succès avait fabriqué. Dire le profond au creux de notre oreille, dire qu’il faut se battre pour exister et faire exploser le carcan dans lequel la vie — et les médias dans le cas d’artistes —, voilà bien de quoi il s’agit. Le texte adapté d’interviews reflète les multiples facettes d’une femme libre, fragile, forte, dotée d’une intelligence redoutable, espiègle, romantique, réaliste, engagée, vibrante, solaire, pétillante, pleine d’esprit. Sombre, aussi, quand le malheur frappe à la porte et que la maladie vient couper les élans de vie les plus farouches.
Sans verser dans la complaisance du « c’était mieux avant », Sagan incarne dans chaque jet d’écriture, chaque pique d’humour, chaque souffle de vie intense et décidée, le symbole d’un moment charnière de l’histoire où tant de choses susceptibles de pervertir l’avenir se mettaient en place. Pas d’autre alternative que de vivre, en l’honneur de tous ceux qui avaient été sacrifiés en six années d’infamie. Les deux décennies qui suivirent l’horreur de la seconde guerre mondiale témoignèrent d’une farouche volonté d’aimer, d’une quête d’insouciance pour oublier le pire. La reconstruction apportait son flot de confort, de nouveautés, d’excitation pour un avenir forcément prometteur. Mais les espoirs furent bien vite déçus. La télévision, le matérialisme, l’omnipotence de l’argent, le leurre de la libération sexuelle ont eu raison des utopies sociales et humanistes.
Le texte de ce spectacle, extrêmement dense, dépeint la petite histoire d’un chef de file de la littérature du XXème siècle pourtant convaincu du piètre intérêt que présentait ses romans comme sa propre existence. Loeb est mise en scène avec la précision d’orfèvre qu’on reconnaît à Alex Lutz où le moindre geste, le moindre déplacement dit le personnage autant que les mots. Une lumière discrète et millimétrée vient esquisser les contours d’un sacré petit bout de bonne femme, alliée parfaite de l’actrice qui fait briller Sagan de noir et d’or. De noir parce qu’elle aimait trop la vie pour ne pas haïr la mort. D’or parce que la vie trouve sa source dans la lumière, les mots comme les acteurs n’ayant d’autre plus beau rôle que de la sanctifier.
Extrait :
« Souvent, lorsque j’entends des gens me parler, je pense soudain qu’ils vont mourir et cela me fait les écouter différemment. Je les vois réduits à ce qu’ils sont, à ce que nous sommes tous, et j’ai envie de les débarrasser de leur comédie, de leur demander pourquoi ils s’agitent, se prennent au sérieux, pourquoi ces airs avantageux. J’ai envie de leur dire ce qui est essentiel pour eux; j’ai envie qu’ils boivent. J’aime ce moment subtil et éphémère où, après quelques verres, les gens vacillent, s’abandonnent, où ils se délivrent de leurs vêtements, de leur théâtre: tous les masques tombent et enfin, ils disent des choses vraies. »
Le pitch :
À partir des textes des interviews de Françoise Sagan, Je ne renie rien (éd. Stock), Caroline Loeb tisse un monologue dans lequel l’auteure de Bonjour Tristesse se révèle avec toute sa tendresse, son intelligence féroce, et son humour subtil. Émouvante, drôle, lucide et implacable, Sagan nous parle de son amour absolu pour la littérature, de la fragilité des hommes, de l’importance du désir, de son dédain pour l’argent, de sa passion pour le jeu et de la mort en embuscade. Accompagnée par Alex Lutz qui la met en scène, la comédienne incarne de manière étonnante cette passionnée de la vie, toujours sur le fil du rasoir. Caroline Loeb se glisse dans les mots de Françoise Sagan, l’insoumise, et s’approprie sa parole libre.
SPECTACLE NOMMÉ AUX MOLIÈRES 2018 DU SEULE EN SCÈNE
Françoise par Sagan
Avec : Caroline Loeb
Mise en scène : Alex Lutz
Lumières : Anne Coudret
Du 29 août au 10 novembre 2018 à 19h00
Théâtre Le Lucernaire
53 rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris
David Fargier