Itinéraire d’un peintre caché : Jacques Nestlé révélé à l’Institut d’art contemporain de Sarre

Jacques Nestlé. Ce nom ne vous dit sans doute rien. Un peintre tombé dans l’oubli, dont nombre de ses œuvres se sont retrouvées, un beau matin de l’année 1991, le 11 mars, dans le caniveau de la rue des Orteaux (Paris XXe). Certaines ont pourtant ressurgi. Une grande rétrospective s’expose même pour la première fois au grand public à l’Institut d’art contemporain de Sarre à Saarlouis (Allemagne), jusqu’au 25 janvier 2026. Une exposition fascinante qui revient sur le parcours d’un artiste qui a traversé le XXe siècle (1907-1991) et ses multiples influences, de son pays Sarrois natal, Sarrebruck, en passant par Berlin et Paris.

Un homme du XXe siècle peint. Jacques Nestlé, de son vrai nom Arthur Ludwig Jakob Nestle naît à Sarrebruck, capitale Sarroise, en 1907. Dans cette Allemagne d’avant-guerre, Jacques Nestlé ne s’attarde guère. Dès 16 ans, il part conquérir le monde en se rendant à Paris. Un homme du XXe siècle pressé ? Pas véritablement.

Se plonger dans la vie aventureuse de Jacques Nestlé ne révèle pas réellement de projet de carrière établi, d’ambitions artistiques préfigurées. Jacques Nestlé n’écrit pas de manifeste, ne se revendique pas d’une école. Mais laisse des traces : une œuvre complexe, riche, « impressionnante et exceptionnellement variée », note l’Institut d’art contemporain de Sarre.

Lithographie, expressionnisme mais aussi figuration et abstraction : la peinture de l’allemand est oscillante, incandescente. Antenne de l’Université des arts plastiques de Sarre, l’institution de Saarlouis présente une cinquantaine d’œuvres du peintre fuyant.

Un jour à Paris, l’autre à Berlin. Jacques Nestlé ne se fixe réellement que sur une toile. Mais que reste-t-il si l’œuvre elle-même disparaît ? Disséminées ça et là dans des galeries, des collections privées, les toiles de Nestlé s’unissent enfin.

Dans une scénographie épurée, au cœur d’une pièce lumineuse, les œuvres sont placardées au mur comme pour attester de leur existence ; révéler leur importance ; faire briller leur consonance. Et réveiller de nouvelles assonances dans le monde de l’art.

Méandres traversants

De ses premiers essais (des portraits, des autoportraits), jusqu’à ses grandes compositions géométriques de gouache sur papier, un condensé de l’œuvre s’ouvre sous le regard médusé du visiteur. Entrer dans un univers vierge n’est pas lot de chaque jour. On s’y complaît cependant bien vite.

A Paris, Jacques Nestlé fait la connaissance de Matisse. Face aux lithographies du jeune homme d’à peine vingt ans, le français l’encourage à poursuivre son chemin, à faire de la peinture une conquête. Jacques Nestlé poursuit donc et finit par exposer une première fois à Berlin, ville qu’il a depuis rejoint. En 1927, à l’Académie prussienne des arts, cinq de ses lithographies sont présentées au public.

Méandres obscurs sur fond blanc, ils apparaissent comme la préfiguration d’une oeuvre prête à éclore, à prendre son envol. Toujours dans les années 20, la galerie de portraits et d’autoportraits de Nestlé marquent également sa filiation avec l’expressionnisme allemand. Notons cet Autoportrait (1923) à la craie, suivant les lignes d’un Paul Klee ou Kandinsky, deux artistes dont l’influence est notable chez Nestlé dans sa période berlinoise.

De nombreuses productions sans titre de cette première moitié du XXe, aux couleurs sombres, aux traits appuyés, révèlent un cheminement artistique à travers le figuratif. Avant que l’abstraction ne frappe à la porte du Sarrois.

« Ni peintre, ni artiste »

L’acmé de son œuvre intervient dans les années 40-60. Un art plus brut, s’éloignant des méandres expressionnistes pour rejoindre les lignes traversantes d’un art post-cubique et géométrique. Des couleurs moins appuyées mais une gouache maîtrisée, traçant dans un clair-obscur irrationnel, des lignes délicieusement inconditionnelles.

Clair opposant au nazisme, Nestlé rejoint une nouvelle fois la France, Paris puis Lyon lorsque l’Hexagone est occupé. En 1949, à la galerie Saint-Placide, il expose pour l’une des rares fois,  au public.

Ses différentes créations rappellent tout à la fois le génie disruptif de l’iconoclaste Picabia et ses Compositions abstraites(à p. 1937), comme de la marque révolutionnaire d’un Picasso engagé. Les oeuvres provenant de la collection Daniel Moos, par leur fond noir mat profond et un style mêlant cubisme et expressionnisme, se rapprochent du peintre espagnol par un certain penchant surréaliste.

Notons ainsi cette vue artistique, Les travailleurs (1937), huile sur toile à la composition enchevêtrée, jouant des contrastes et des aplats de couleurs dans une troublante – et quasi unique – représentation de scène de vie dans l’œuvre du peintre allemand. A cette même époque, suivant une technique similaire, Picasso peint Guernica (Museo Reina Sofia, Madrid).

« Je ne suis ni peintre, ni artiste, je suis simplement un homme qui peint », révèle un propos rapporté et mis en exergue par la collection Daniel Moos. Choisit-on d’être artiste ou le devient-on par la force des choses ? Jacques Nestlé ne souhaitait pas, de son vivant, exposer. Architecte d’intérieur de jour, Nestlé s’est vu proposer de figurer aux côtés de George Braque, André Derain, Juan Gris et… Pablo Picasso, au sein de la prestigieuse galerie parisienne de Daniel-Henry Kahnweiler ; et ainsi mettre au jour son talent.

Mais l’homme qui peint s’efface, reste dans l’ombre. Jusque dans les années 80, Nestlé poursuit pourtant inlassablement son cheminement artistique. Dans un anonymat choisi, le refus du peintre de se prêter aux jeux de la publicité, isole son œuvre géométrique sur une ligne irrémédiablement perpendiculaire à l’axe du monde extérieur.

A tort ou à raison ? Pour quelles motivations ? Énigmatique, Nestlé n’a pas laissé de réponse. Sinon ses œuvres qui, bien loin d’apporter quelques éclaircissements sur cette posture de poète solitaire, renforcent un mysticisme qui exacerbe l’œil du visiteur. Et aiguise sa curiosité.

Souvent, un artiste cherche la gloire de son vivant. Puis, à mesure que le temps passe, sa mémoire disparaît. Nestlé suit le schéma inverse.

Un homme du XXe siècle peint. Passe. Puis naît l’artiste, au XXIe.

Gabriel Moser.

Jusqu’au 25 janvier 2025

Institut für aktuelle Kunst im Saarland, Choisyring 10, 66740 Saarlouis.

Du mardi au vendredi, de 10h à 17h. Dimanche, 14h à 18h. Exposition fermée du 22 décembre au 5 janvier 2026. Entrée libre.