Le temps qu’il nous faut : ode à la lenteur

“Et elle court toute la journée. Elle court de décembre en été. De la nourrice à la baby sitter. Des paquets de couches au biberon de quatre heures. Et elle fume, fume, fume, même au petit déjeuner.”

Goldman a bien décrit, dans sa chanson Elle a fait un bébé toute seule, le rythme frénétique que subissent la plupart des personnes, dont la vie se résume au célèbre métro, boulot, dodo.

Pourquoi tout va si vite ? Notre rapport au temps est empreint de paradoxes : entre volonté de multiplier les expériences et besoin de repos, on se demande souvent comment appuyer sur le bouton STOP mais ce n’est pas si simple.

La Maif social club propose d’explorer la complexité du rapport que nous entretenons avec le Temps à travers une nouvelle exposition, Le temps qu’il nous faut, ce que la lenteur peut pour le monde, sous le commissariat d’Anne Sophie Bérard et avec le travail scénographique de Clémence Farrell.

Douze artistes contemporains utilisant des médiums diverses ont été exposés pour l’occasion : chacune de leur œuvre tisse un lien particulier unissant temps et bien être.

Le parcours suit une déambulation circulaire, comme si on remontait le temps d’une horloge imaginaire. Trois parties sont proposées au visiteur, chacune devant son intitulé au titre d’une chanson : Alors on danse ? La complainte du progrès et enfin C’est comment qu’on freine ?

Il s’agit donc en premier lieu de réfléchir à la complexité du progrès et à l’impact de cette accélération dans nos vies où le temps est omniprésent.

Mais comment le définir ? En effet le temps n’est pas une donnée objective mais nous disposons d’outils pour le calculer et de preuves visuelles du changement qui lui est inhérent (passage d’une saison à une autre, apparition de rides sur un visage…)

Il structure notre manière de vivre et notre langage ; combien d’expressions en font une ressource précieuse ! Perdre son temps, gagner du temps, ne pas avoir le temps, être pris par le temps…

Car le danger réside justement dans cette dépendance au temps que nous subissons. Pour s’en échapper, le remède ne serait-il pas de prendre le temps et non se laisser bousculer par lui ? D’accepter de ralentir pour mieux vivre ?

L’artiste Julia Haumont propose justement de s’affranchir de cette économie du temps par sa série de sculptures en céramiques qui apparaît comme une mise en scène du temps gratuit de l’enfance. Ces autoportraits juvéniles patientent, attendent, jouent ou se prélassent et cette expérience de l’ennui, que nous avons tous connue, apparaît comme une fenêtre ouverte sur l’imaginaire et la rêverie.

La nostalgie ressentie face à son œuvre révèle justement que nous ne saurions plus, aujourd’hui nous accorder cette gratuité, puisque le temps est devenu une ressource mercantile : le temps c’est de l’argent !

Pourtant les Grecs avaient une toute autre vision de la vraie vie : c’est de cette possibilité du rien faire que naît la réflexion philosophique, et Sénèque par exemple, avait déjà mentionné l’importance de la médiation, du repli et de la concentration pour pallier à la rapidité des affaires dans son Eloge de l’oisiveté.

La présentation artistique de chaque œuvre est complétée par un prolongement sociologique permettant d’ancrer la réflexion proposée dans un champ d’analyse plus vaste.

En outre, plusieurs travaux induisent une attitude participative du visiteur et le renvoie à sa propre manière d’être dans le temps.

A l’immobilisme des sculptures s’oppose la marche frénétique des chaussures assemblées par Arno Fabre dans son projet Quintet. Formant un véritable orchestre, elles alternent entre frottement et élévation, grâce à une machine à laquelle elles sont soumises. Cette mécanique symbolise l’emprise du temps sur notre rythme de vie qui tend à devenir un défilé militaire angoissant.

Comment sortir de cet engrenage tout en vivant ensemble ? Car la question est bien là: la volonté de ralentir doit être une prise de conscience collective si elle veut être efficace. Roland Barthes parle d’”idiorythmie” pour évoquer le rythme propre à chacun et qui témoigne de notre liberté d’être. Mais dans quelle mesure est-elle envisageable sans compromettre le fait de faire société ?

Une adaptation réciproque apparaît indispensable …

Le rapport au temps est en effet fondamentalement lié à notre rapport aux autres : par la carte murale issue de son œuvre Foule, l’artiste chinoise Ling  JI confronte subtilement les notions d’individualité et de collectivité. En construisant un paysage de silhouettes adoptant différentes poses, elle montre comment le placement des personnes dans l’espace démontre la manière dont ils investissent un lieu.

A l’ère d’Internet, la proximité physique n’est plus le seul moyen de manifester son appartenance à un groupe. En effet, les relations numériques ouvrent la possibilité d’être “ami” avec tout le monde mais ne va pas sans une certaine frustration de ne pouvoir entretenir ses liens comme on le voudrait.

Selon le sociologue Robert Durban, ces connexions immatérielles représentent un des facteurs d’accélération de la société et la mobilisation de l’espace cognitif qu’elles induisent peut aller jusqu’à la surcharge.

Burn out, dépression, sont autant de conséquences de ce trop-plein constant et les êtres humains ne sont pas les seuls à souffrir de ce surmenage.

Les sculptures hyperréalistes de David Firman représentent des individus à échelle réduite submergés par un amas d’objets usagés ou neufs renvoyant à l’encombrement du matériel dans nos vies. La planète subit aussi cette production massive et la course au profit qui motive nos modes de vie. En réutilisant des déchets plastiques en fonte, l’artiste met en avant dans ce Mini-Gathering (mini-rassemblement), le risque d’engloutissement de l’individu et de son milieu de vie par la société de consommation.

Cette accélération de la production participe au culte de l’urgence et de l’utilité, jusqu’à une optimisation dérisoire.

C’est ce que démontre avec humour Kenji Kawakami avec ses Chindogus, des objets utiles mais totalement absurdes qui créent des besoins imaginaires : pourquoi ne pas faire de sa cravate un porte stylo ou profiter d’être au téléphone pour se muscler les bras au passage ?

Cette quête obsessionnelle de la rentabilité pourrait nous conduire à tous intégrer des parapluies sur nos chaussures à talons…

Ces objets multitâches ont été interdits de reproduction mais un seul a échappé à cette règle : la perche à selfie !

Au-delà du caractère ironique de cette invention, le cercle vicieux de l’accélération produit une véritable aliénation temporelle. Ce concept constitue d’ailleurs le titre de l’œuvre du sociologue allemand Hartmut Rosa. Selon lui, nous sommes en proie à la hamsterisation, c’est-à-dire que nous courons toujours plus vite dans une roue sans fin sans connaître la plus-value de cette augmentation.

Ne risquons-nous pas de manquer d’air ?

A travers ses bulles de vie, Karine Giboulo invite à une décélération en présentant des personnages qui creusent la terre d’antan mais celle- ci est parsemée de déchets. Il s’agit donc de montrer avec fantaisie la manière dont nous nous habituons inconsciemment à vivre dans un monde encombré tout en sensibilisant aux importantes détériorations contemporaines, à l’instar des feux de forêts au Canada d’où l’artiste est originaire.

La dernière partie de la visite est davantage participative. Les deux œuvres de l’artiste et chercheur Lyes Hammadouche abondent dans la volonté de changer la perception du visiteur à travers l’art. BlackSun se compose d’un miroir autour duquel un bras motorisé s’active en présence du spectateur. 

La taille de la circonférence du disque dépend de la distance entre le spectateur et l’œuvre : si l’on reste immobile et attentif, un cercle parfait pourra apparaître au mur. Foshan Shuang’er Bo est une expérimentation d’assises émettant différentes vibrations qui renvoient aux ondes cérébrales sollicitées durant les états méditatifs.

Ces propositions nous invitent ainsi à nous concentrer sur l’instant et à expérimenter, physiquement, des formes de ralentissement.

Le fonctionnement naturel apparaît dès lors comme un modèle : la lente croissance des végétaux ou encore la manière dont la nature est capable de reprendre ses droits avec le temps inspire une éthique de la patience et du retour aux éléments primaires.

La ville de Tchernobyl a par exemple été totalement réinvestie par le végétal pendant le Covid. Il est ainsi étonnant de constater la manière dont une période de restriction humaine s’est avérée extrêmement bénéfique pour la biodiversité.

C’est en s’inspirant du genre de la nature morte que l’artiste Michel Blazy a choisi d’évoquer notre vanité face au temps, que vient compenser le renouvellement naturel du vivant. Dans Aquariums, des objets ordinaires tels qu’une chaussure ou encore un déchet organique sont envahis par de la mousse, des feuillages.

Il s’agit ainsi de recréer un lien intime unissant la nature et le temps, puisque le processus est extrêmement lent (ces pièces occupent l’atelier de l’artiste depuis une vingtaine d’années).

Une telle démarche respectueuse d’emprunts divers à la nature ne peut que conduire à un apaisement. C’est cette détente que symbolisent les tapis olfactifs proposés par Julie C. Fortier au travers de sa création La Gravité probable des ondes. Le motif de chaque tapis rappelle une zone cérébrale, et ce paysage mental renvoie au besoin d’intériorité comme d’extériorité.

Vous pourrez vous y allonger pour clore sereinement ce parcours…

L’intérêt de ce dernier est à la fois de participer à la sensibilisation autour de notre éthique de vie mais sans uniquement diffuser un propos alarmant à ce sujet. Il montre aussi toutes les ressources que nous offre la planète et dont nous avons la belle responsabilité de prendre soin.

Des ateliers pour enfants sont organisés à partir de quatorze ans, dans le cadre de l’exposition Le Temps qu’il nous faut, il s’agissait d’une course d’escargots, joli oxymore !

Vous pourrez retrouver toute la programmation sur le site :

Avec les oeuvres de Michel Blazy, Daniel Firman, Pierre Bastien, Julia Haumont, Lingzi JI, Karine Giboulo, Julie C.Fortier, Arno Fabre, Duy Anh Nhan Duc, Kenji Kawakami, Lyes Hammadouche, Louise Pressager.

Joséphine Renart

Crédit photo : Jean Louis Carli/ Maif social club et Joséphine Renart

Du 30 septembre 2023 au 24 février 2024

Maif social Club, 37 rue de Turenne, Paris 3ème

Ouvert du lundi au samedi de 10h à 19h (plus tard certains soirs) – entrée libre