Le vin des nazis. Comment les caves françaises ont été pillées, de Christophe Lucand

En quelques semaines, avec l’armistice signée et le régime de Vichy établi, la ruée vers le vin du pays vaincu dépasse l’entendement, prenant de court tous les plans de captation imaginés par le Reich. L’incroyable engouement allemand pour les vins français ne faiblit pas durant l’été 1940. Partout, dans tous les vignobles du pays soumis à l’invasion, les troupes allemandes achètent dans les propriétés et chez les négociants. Les prélèvements sont massifs. Dans les grands vignobles, les ventes s’envolent à des niveaux inconnus jusqu’alors. Les unités de passage achètent de gré à gré, chargent les vins sans même les estimer. Les domaines les plus illustres et les grandes maisons vendent en quelques jours l’équivalent de plus d’un an de leur commerce d’avant-guerre. Du jamais vu cette ruée vers l’or des vignobles !

En soumettant son voisin et rival à l’ouest, l’Allemagne prend le contrôle du premier producteur et exportateur mondial de vin. In vino veritas business ! L’économie française du vin représente alors entre soixante-quinze et cent millions d’hectolitres de production annuelle en moyenne, issus de plus de deux millions d’hectares de vignes, pour près de cinquante milliards de francs de revenus. La France est le pays du vin. Ce constat saisit d’autant plus l’attention des autorités nazies que ce trésor en bouteilles et en tonneaux représente une prise de choix pour une guerre qui pourrait s’annoncer plus longue que prévu.

Partout, les uniformes vert-de-gris raflent en masse. On charge des centaines de milliers de caisses et de fûts, des millions de bouteilles dans des camions bâchés. D’incroyables convois ferroviaires partent des gares de Bordeaux, de Dijon, de Reims, emportant le précieux liquide dans des centaines de wagons-réservoirs. Tout part pour l’Allemagne. Quel que soit le vignoble, il n’existe presque aucune violence. Les vins sont payés aux propriétaires de la main à la main, indifféremment avec des francs ou des reichsmarks. Pour les négociants déconcertés par deux décennies de crise, l’arrivée des Allemands est une aubaine. Les stocks sont si importants. Ces dernières années, il n’était parfois même plus possible d’entreposer la nouvelle récolte. Si la misère menace le monde du vin depuis des décennies, il semble qu’elle soit consubstantielle à celui de la vigne depuis toujours. Dans ces conditions, l’arrivée des feldgrau est si inespérée qu’elle apparaît devoir tenir du miracle.

Le commerce des vins avec l’occupant est alors d’autant plus aisé que si le gouvernement français avait interdit toutes relations économiques avec l’ennemi à la suite de l’attaque allemande sur la Pologne, le 1er septembre 1939, le décret-loi publié plus de dix mois plus tard, le 16 juillet 1940, rétablit de plein droit le commerce avec le Reich en supprimant toutes les mesures antérieures contraires. Vendre des vins et des alcools à des acheteurs allemands, voire aux autorités militaires nazies elles-mêmes, est donc depuis tout à fait légal.

Or, les vins les plus célèbres fascinent depuis toujours les hautes sphères de la société nazie. En choisissant de ne se priver de rien, l’élite du svastika entretient une mondanité effrénée où chaque personnalité d’importance jalouse, provoque, craint et défie l’autre. Sur leur table, la présence de grandes étiquettes en provenance de France est une marque de distinction. Elle est un argument de pouvoir. Elle signe leur toute-puissance. Göring est sans doute le premier à avoir manifesté la suprématie de son autorité par les vins qu’il fait servir. Dévoré par l’orgueil, d’une morgue et d’une suffisance inouïes, le ministre, président et maréchal du Reich est un formidable jouisseur qui aime tout ce qui a de la valeur, surtout si cela se boit. Au cœur de ses châteaux et domaines, dans sa monumentale propriété de Carinhall en expansion continue, Göring, le grand Borgia nazi, avec ses ongles vernis et ses costumes de soie, offre à ses hôtes éblouis et stupéfaits les témoignages de sa suprématie. Des Châteaux Lafitte Rothschild Pauillac, devenus introuvables, des Richebourg, Domaine de La Romanée-Conti, 1934, le vin des vins, un incontournable, des Saint-Julien, Côte-Rôtie, Châteauneuf-du-Pape, Pommard et Chambertin rivalisent parmi les crus les plus exceptionnels. Tous attestent d’un pillage qui a déjà commencé. Dès l’entrée des Allemands à Paris, le maréchal dépêche lui-même un commando à son propre service qui fait main basse sur quatre-vingt mille bouteilles, toutes issues des réserves du restaurant La Tour d’Argent et payées rubis sur l’ongle avec l’argent fraîchement versé par la Banque de France. Un butin de choix pour un seigneur de guerre. Les vins les plus célèbres servis à la table de l’un des maîtres de l’Europe, et bientôt du monde. Dans ces temps qui deviennent très incertains, les flacons les plus rares sont autant de valeurs mobiles monnayables, en Europe et ailleurs.

Les volumes colossaux de vins courants exigés par le Reich sont en revanche clairement destinés à la population allemande et aux troupes dont l’ardeur au combat doit être solidement entretenue. L’ordinaire de la vie du fantassin, complété par les rations de vin mousseux et de schnaps, nécessite déjà un approvisionnement presque sans limite.

Bâti sur des sources exceptionnelles, fonds économiques et judiciaires, archives et documents privés, ce passionnant et exhaustif « Vin des nazis » révèle comment, au cœur des plus grands vignobles, sur les tables des grands restaurants et des palaces parisiens, la défaite française a vite été noyée dans le vin, grisant les collaborateurs sans scrupules, les brasseurs d’affaires véreux, jusqu’aux pires criminels reconvertis dans la Gestapo française, dont l’équipe Bonny-Lafont. En spoliant les vignobles français pour alimenter la mondanité nazie mais aussi pour soutenir l’effort de guerre du IIIe Reich, les occupants ont détourné des volumes colossaux, de grands crus au vin ordinaire, provoquant une pénurie inédite, un rationnement brutal et une hausse vertigineuse des prix touchant l’ensemble de la population, à une époque où le vin était un élément capital de la vie quotidienne.

Christian Duteil

Le vin des nazis. Comment les caves françaises ont été pillées, de Christophe Lucand

Editions Grasset, paru le 23 mars 2023, 352 pages, 23 euros