« Moi, Orphée… », l’ire du monde apaisée par la mélodie orphique

« J’appris donc à reconnaître les musiques derrière les choses ». A travers les cultures, les époques et les âges, le mythe d’Orphée a fasciné et fascine encore. Benjamin Carteret lui rend un nouvel hommage brillant, perçant le poétique derrière l’épique, le tragique derrière le fantasmagorique, dans Moi, Orphée… aux éditions Henry Dougier.

Que seraient d’Artagnan sans son épée ? Cyrano sans son nez ? Romeo sans sa Juliette ? A travers la littérature et les contes qui nous sont parvenus, tous les héros se rattachent à un ou plusieurs éléments qui forgent leurs légendes, quand ils ne les dépassent pas. Pour Orphée, cet élément est sa lyre, « cet extraordinaire présent » déposé par Apollon en personne auprès du berceau du jeune aède en devenir.

Cet instrument, aux sept ou neuf cordes – selon les légendes -, scelle tout à la fois la divinité d’Orphée et son caractère mortel.

« Je suis Oprhée de Thrace (…) Je suis un demi-dieu ! » affirme péremptoirement le jeune musicien à Zeus. Benjamin Carteret débute sa version du mythe d’Orphée en suggérant un être quelque peu imbu de sa personne, insolent. L’insolence des fortes têtes, celle qui poussa Icare à se brûler les ailes. Et Orphée à défier la mort, pour mieux l’accueillir par la suite.

Cet instrument qui lui est confié n’est pas comme les autres. C’est un « instrument divin », dans des mains humaines. Un alliage baroque entre le sacré et le profane, l’immortel et le mortel. Orphée lui-même fait état de ce « décalage » : « sang humain, instrument divin » note-t-il.

« Elle apaisa, rassura, guérit »

Orphée a ceci de fascinant que rien n’est inné chez lui. Son talent, son dialogue avec la nature ne sont pas apparus subitement tel le don d’un enfant prodigue. « Je travaillais tant qu’on me raillait » souligne l’auteur, qui se met dans la peau du mystifié pour mieux en retirer l’essence esthétique et poétique originelles.

Dès lors, Orphée n’apparaît pas comme ce Dieu capable de soulever par sa seule volonté des montagnes ou des mers. Comme tout musicien, ce dernier a dû s’entraîner, polir ses doigts, apprivoiser cet instrument dont on lui avait fait, quelque peu contre-nature, cadeau. Ce n’est que grâce à son dévouement sans faille qu’il a su faire « éclore un nouveau printemps ».

Si Orphée a voulu se servir de sa lyre pour enchanter les Dieux, ce sont au contraire la Terre et les éléments qu’il a sus envoûter, c’est-à-dire son univers. Il rentre ainsi dans une correspondance lyrique avec son environnement, chantant « les mots qui écrivent le monde ».

Son œuvre ne tente pas de créer un univers neuf, « il s’agit de rassembler, plutôt, ce qui est coupé, ne communique plus ».

Nul n’est prophète en son pays

Et « Dieu créa l’Homme à son image » nous dit la Bible. Surgit alors des douces mélodies enchanteresses orphiques, la beauté naturelle, cette Terre autrefois vierge, à l’image de Dieu, souillée désormais par les Hommes ; un paradis déstructuré.

Cette création ex nihilo, trop belle pour être destinée aux Hommes, a fini par ressembler à ces derniers. Orphée assiste à cette perdition de l’Homme et de son jardin dans une tempête sans fin, voyant un horizon noir fondre sur eux. Il veut se détacher, ne pas appartenir à ces mortels, auteurs du péché originel. Ils ne comprennent pas la Nature, ce chant invisible, imperceptible.

Benjamin Carteret souligne ce décalage, cette distance que tente d’instaurer son héros avec le monde auquel il appartient pourtant.

Toute sa quête sera en effet tournée vers son envie d’appartenir à ces êtres supérieurs. Orphée connaît les Dieux, sait la beauté de leur création, sait se montrer sensible. Son obstination dans ses jeunes années pour jouer de son instrument apparaît dès lors comme un sacrifice : il recherche l’accord parfait pour réveiller la nature, la déceler puis la réenchanter. 

Si Néron jouait du violon pendant que Rome brûlait, Orphée joue de la lyre pendant que la Nature brûle, pour mieux l’extirper des flammes. Sa maison brûle, il la regarde et la sauve.

Ce don des Dieux, cet instrument céleste une fois possédé, il le dédie à la Terre afin de mieux la comprendre, l’appréhender. Orphée se fait alors réellement prophète en son propre pays. Il n’est pas ce messager venu de l’au-delà. Il n’apporte en réalité aucun message. Il redonne simplement voix aux éléments, les fait entrer dans une valse à mille temps, emportés par les Muses qui sont tout à la fois des forêts, des arbres, des montagnes…

« Elle était l’inspiration même »

Orphée est auréolé de gloire. Ses dialogues avec la nature éblouissent le monde entier. Son œuvre réparatrice a créé un « nouvel âge d’or » un monde où il n’y a « plus de guerres, plus de conflits, plus de jalousie ni de peur ». Le paradis sur terre.

Orphée apparaît comme le bâtisseur d’un monde nouveau, lavé de ses impuretés intrinsèques. « Là tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté » ajouterait Baudelaire.

Les vers de l’auteur de l’alchimie poétique résonnent dans le destin orphique. En effet, d’un âge de luxe, d’or, le chemin entrepris par Orphée se transforme petit à petit en un itinéraire boueux. Benjamin Carteret livre en quelque sorte une alchimie à rebours, qui procède d’un chant qui va petit à petit passer d’une destinée universelle à une autre, profondément personnelle et cruellement mortelle : l’amour.

C’est ce sentiment, terriblement humain car funeste, beau dans ce qu’il a de tragique, fascinant dans ce qu’il a de pathétique, qui va sceller le destin d’Orphée. L’immaculé conception cède à la tragédie humaine maculée.

Eurydice ! « Elle était l’inspiration même » avoue comme une excuse Orphée. Irrésistible, cette « magie tournoyante » l’a envoûtée. Telle Eve cueillant le fruit défendu, l’ambition première de notre héros – le dialogue avec la Nature et donc avec les Dieux -, s’efface au profit de cette apparition. À travers d’une sorte de calligramme, l’auteur souligne le bouleversement que représente cette créature dans la téléologie orphique.

Vertiges de l’amour

Le désir divin est remplacé par celui charnel et Orphée réalise son mariage ; un triangle amoureux se forme entre lui, sa douce et la Nature. Comme dans toutes les tragédies, il finit par être mortifère.

« Notre triste triangle » donc, comme ce dernier le décrira à la fin de son périple, lui ouvrira pourtant, l’espace d’un instant, les portes d’un nouveau monde. Celui emplit des « contrées indicibles », d’un rêve éveillé, d’une prégnance trompeuse aussi.

Quand l’idylle prend fin, Orphée semblait alors réellement tutoyer les Dieux et vivre dans l’insouciance que procure la beauté.

« Fort dépourvue / Quand la bise fut venue » ; les cordes se figent. Cette bise, ce léger vent froid, emporte Eurydice dans les entrailles de la Terre, au royaume d’Hadès, accompagnée des sanglots d’un poète maudit.

« Les dieux eux-mêmes, depuis les hauteurs de l’Olympe, pleurèrent avec moi ». Benjamin Carteret, par sa plume, nous délivre un moment d’émotions fortes où apparaît, pour l’unique fois dans ce moment tragique, un Orphée comme l’égal des Dieux. Le drame réunit ; Ciel et Terre désarmés.

Destinée mortelle, destinée éternelle

Aux descriptions pleines d’emphases et de lumières, succèdent alors de longs passages ténébreux. Les chants s’éclipsent : « Plus de musique, (…) évanouie la magie d’Eurydice », écrit Benjamin Carteret.

Pourtant, la lyre renaît, se transforme, se personnifie. Une « lyre-boussole » permet notamment de guider notre héros de la Nature, désespéré, vers les Enfers, délaissant la Terre qu’il chantait naguère.

Un long chemin, entre amour et repentance, se dessine alors. Orphée parcourt monts et vallées pour retrouver sa bien-aimée.

Lorsqu’il est sur le point de la sauver, il se rend néanmoins compte de son erreur. « J’étais devenu captif de mon chant », exprime-t-il. Ce chant qui peut adoucir, ravir, conquérir même les Enfers, est en réalité bien trop puissant pour un seul Homme.

Orphée lève le voile de son aveuglement : sa musique, son pouvoir, n’émanent pas de lui, ni de sa muse Eurydice. Ils appartiennent aux Dieux ; hors de son corps humain, mais en son âme supérieure. Il ne peut, dès lors, tout à la fois jouer pour elle et poursuivre son œuvre pour la divinité.

Benjamin Carteret, au travers d’un savoureux dialogue intérieur, invite finalement, au travers de cette réécriture du plus connu des mythes grecques, à se questionner sur notre destinée.

L’on trace souvent des plans préétablis, pour soi comme pour les siens. L’on se voit aussi dans l’autre ; l’on se transpose jusqu’à s’imaginer autre, hors de soi-même, pour mieux s’accomplir ; « Ma voix devient ma divinité » proclame ainsi Orphée.

Par ses notes, l’aède souhaitait emprunter la route céleste, toucher du doigt son existence qu’il désirait éternelle, ou ne désirait pas. Un paradis artificiel, irréel : Orphée a façonné son existence en façonnant la Nature.

Il se rêvait demi-dieu ; il pensait ainsi pouvoir changer le monde, le pacifier. Ses traits humains, ses pulsions et ses émotions lui ont finalement fait tourner la tête. Rattrapé par son humanité, il crée pourtant alors sa propre divinité.

Dans son choix, celui de laisser sa conquête pour celle, au-delà de sa personne, du monde, il réalise ce qu’il y a de plus humain : un sacrifice.

Une fois revenus des Enfers, ses doigts, accompagnés de sa « lyre enchaînée », se remettent à jouer pour le grand spectacle vivant qu’est la Nature. Orphée lie alors dans ses dernières notes son « instrument-radeau » au monde. Par ce « chant inarrachable » il réalise sa destinée divine. « Je ne suis plus, Orphée est partout ». Pour l’éternité.

Gabriel Moser.

Moi, Orphée… de Benjamin Carteret

éditions Ateliers Henry Dougier – parution le 6 juin 2024 – 130 pages – 17 euros.

http://www.ateliershenrydougier.com/