Ravissement ; lorsque l’on connaît l’histoire de cette jeune femme noire, arrachée à sa famille et à sa terre pour être vendue comme esclave, puis devenue religieuse, on ne peut sans doute s’empêcher d’entendre dans le titre de la pièce un double sens. C’est à la fois l’histoire de celle à qui fut ravie son origine et à qui fut dérobée sa liberté, et l’histoire d’une joie trouvée au cœur même de cet exil. Portée par deux talentueux acteurs, Elsie Mencaraglia et Benoît Cassard, la pièce de Juliane Stern se fait comme miroir brisé – comme l’est aussi le décor de panneaux d’osier entre lesquels évolue la trame – où se diffractent la temporalité aussi bien que l’intériorité des multiples personnages ; c’est dans ce même miroir, qui ne peut être révélateur sans doute, qu’est contrainte « celle qui ne connaît pas son nom » de chercher son visage.

Bakhita, fascinée par les fleurs, qui parsèment toute la durée de la pièce et colorent de leur nom – luzernes ou aspérules – le détour de bien des épreuves, voit « aussi bien ce qui est visible que ce qui est invisible » ; la jeune femme voit « les fleurs entières », et sans doute son regard plonge-t-il profondément en terre à la recherche de leurs racines.
C’est à une famille originaire de Zianigo, près de Venise, qu’est livrée Bakhita, et au sein de cette même famille qu’elle fait la rencontre d’Illuminato, un homme blanc au nom et à l’âme de ravi. C’est en grande partie dans leur dialogue à tous deux que s’épanouit la pièce, et ce sont en tout cas les deux seuls visages véritables que l’on en retiendra. Un visage qui se tisse au fil du discours ; le récit de sa propre histoire est mis dans la bouche de la jeune esclave en regard du récit de l’exil de Joseph, personnage biblique livré par ses frères comme esclave à l’Egypte. Joseph deviendra roi.
La mise en scène de Juliane Stern, d’une sobriété mesurée, se fait terreau pour la plus vive éclosion d’un texte d’une grande beauté. Dans Ravissement, l’interlocuteur se fait parole pour la révélation de l’autre. Qui en effet pour accueillir la parole blessée et la faire croître, qui pour prendre soin de la fleur qui aura poussé sur le bord de la route de l’exode, sinon Illuminato ? Celui qui accueille les multiples visages du monde laisse sans doute filtrer dans ses mailles la grâce (sans cesser pour autant d’être au monde et à son époque). Ce dernier, dans le rythme particulièrement soutenu – on salue au passage l’extraordinaire jeu de Benoît Cassard – que lui imposent les multiples personnages endossés, semble cet illuminé extraverti que laissait présager son nom ; mais peut-être est-il davantage celui qui reste ouvert au vent qui passe, disponible à ce qui ne vient pas de lui.



« Celle qui ne dit jamais non » devra apprendre à dire « oui » ; c’est aussi l’histoire d’une véritable libération qui se joue dans la parole. Ce « non » qu’elle assènera finalement, et qui était la condition d’un « oui » véritable. Et ce « oui », elle le donnera à Dieu dans sa décision de devenir religieuse. La paume que recherchait la fleur coupée de sa terre sera la sienne, de qui elle se rendra en prenant l’habit la volontaire et heureuse captive. Bakhita retrouvera en Dieu son nom et son visage ; c’est en plongeant en lui ses racines qu’elle pourra enfin éclore, clôturant la pièce de la corolle ouverte de sa robe.
Une magnifique pièce à retrouver cette année en juillet au Festival d’Avignon !
Eloi Hostein
Du 5 au 26 juillet (jours de relâche les 9, 16 et 23 juillet) à 15h45
Théâtre de l’Atelier florentin, 28 rue Guillaume Puy, 84000 Avignon
Réservations/infos au 04 84 51 07 00 ou par mail à l’adresse suivante : atelierflorentin@gmail.com