Si au sens mythologique les chimères sont des créatures hybrides et fantastiques, elles évoquent aussi les projets séduisants mais irréalisables de l’être humain qui s’efforce de discerner l’invisible, de conquérir l’univers, voire de dompter l’infini.
Pour cette édition, la Biennale d’Issy, sous le commissariat de Chantal Mennesson et de sa présidente Sophie Deschamps-Causse, investit les salles du Musée Français de la Carte à Jouer d’Issy-les-Moulineaux et présente 43 artistes autour de la thématique Chimères artistiques, figurer le cosmos, inspirée d’une citation de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan : « Les hommes s’approcheront toujours plus de l’univers sans jamais l’atteindre. »
Les artistes portent un regard grave et sensible sur le monde. Avec lucidité ou férocité, parfois même avec une note d’humour, ils nous livrent leurs représentations des chimères ou de l’au-delà et leurs visions, réelles ou fantasmées, de la nature humaine en proie à l’inconnu. Les uns portent un message, d’autres s’arrêtent sur la beauté de l’univers, tous s’accordent à illustrer le mystère d’être au monde.
Les chimères de Fabien Verschaere sont le reflet de son univers intérieur mouvementé. Passionné par les travaux de Deleuze, il en subit les influences. En métaphysicien étudiant le cosmos comme intérieur / extérieur, l’artiste envisage une interconnexion entre son moi intérieur, peuplé de ses monstres, et des éléments bien réels, comme son autoreprésentation quasi systématique.
Les êtres mutants et transgéniques de Maël Nozahic sont issus d’une banque d’images qu’elle se constitue à partir d’éléments puisés dans notre environnement, de différentes cultures, mythes et religions.
Avec sa verve haute en couleur, Robert Combas nous présente le chien Karma, dont les pattes avant sont remplacées par des roues. Fascinée par un livre de mythologie retrouvé dans le grenier familial, Agnès Pezeu engendre des êtres en céramique “sans queue ni tête” dont les formes sont issues de ses cauchemars et de sa vie rêvée.
Sophie Sainrapt s’inspire des arts premiers pour créer des masques en céramique peinte émaillée et témoigner des mondes chamaniques. Frédérique Jacquemin revisite la figure de la Lune et des arcanes du tarot de Marseille dans de délicates statuettes qui ont la préciosité d’objets de cabinet de curiosité.
Le centaure de Didier Genty nous parle de la blessure de l’âme qui ne guérit jamais et de cette douleur dans laquelle se trouve notre potentiel de guérisseur. Les “plantes des dieux” sont revendiquées par le peintre Dominique Rousserie pour développer un état de conscience. Et grâce à son étrange sensibilité qui le sert dans sa quête, le sourcier de BoTH baigne dans les vibrations et les ondes tout en se concentrant sur son ancrage tellurique et la baguette qu’il tient dans les mains à la recherche d’eau.
Questionnant la notion du divin et le lien entre beauté et sublime, rationnel et merveilleux, Man Lius matérialise un soleil noir à partir d’images d’archives vidéo de la Nasa. Porteur des états d’âme de sa génération et sensible à l’écologie, Ghyslain Bertholon somme les humains de rentrer chez eux plutôt que de continuer à coloniser et polluer l’espace. Dans de grands dessins à la mine de graphite, Jean Bedez explore l’univers et nous présente la constellation du Dragon, tandis que Jean-Michel Hequet-Vudici nous invite à toucher une constellation.
Pour sa série photographique Le tourbillon de la vie, Renaud Auguste-Dormeuil se penche sur les oppositions luminosité/obscurité, visibilité/invisibilité et mémoire/oubli, détourant des portraits de famille qu’il revêt de ciels noirs étoilés.
Gabriela Morawetz observe les forces de la nature et les interactions entre les éléments en mouvement dans l’atmosphère invisible. Attentive au mouvement perpétuel d’échange entre le vide et le plein, le jour et la nuit, elle retraduit dans ses œuvres cette énergie sous-jacente et son instabilité. Ailleurs, référence directe aux concepts des philosophes Gilles Deleuze et Cornelius Castoriadis, le Chaosmos de Richard Texier n’est autre qu’une célébration de l’énergie comme résumé de l’histoire du monde.
Dans ses Révolutions calmes, Maud Maffei traite du passage de la représentation du globe terrestre à une abstraction : cinq faces du globe se dégradent jusqu’à ce que leurs tracés atteignent la limite du perceptible, une sphère dénuée de continents. La matière sous toutes ses formes est l’outil de travail de Charles Le Hyaric qui invente des jardins imaginaires à l’huile et à l’eau de Javel. A l’inverse, Yoo Hye-Sook part d’un fond noir sur lequel elle trace des milliers de points et traits de crayon qui laissent apparaître un paysage par soustraction de la matière. Et dans le vernis noir de gigantesques plaques de plexiglas, Nicolas d’Olce dessine une griffure monumentale pour illustrer le vertige provoqué par l’immensité.
La quête du ciel est au cœur de la démarche de Jean-Charles Pigeau. En regard de ses cônes en aluminium et d’un ensemble de disques de métal réfléchissant posés au sol, l’artiste présente la photographie de son installation Offrandes : composée de neuf disques en terre crue séchée au soleil, issus des chartes sismiques de l’éruption volcanique du 30 juin 1997, elle fut déposée le 11 août 1999 avec le soutien de la Fondation Guerlain face au volcan mexicain Popocatépetl, avant d’être détruite par le feu et la pluie. Empruntant une tout autre démarche pour capturer l’éther, Maïlys Seydoux-Dumas pose des miroirs sur le rebord de sa fenêtre pour peindre les morceaux de ciel qui s’y reflètent.
Situé dans un cosmos imaginaire, l’univers de Pancho Quilici est un monde inhabité sans repères. S’intéressant depuis peu à l’astrophysique, l’artiste cherche à associer le monde de l’abstraction géométrique au raisonnement et à la pensée et celui de l’espace et du paysage au senti et à l’intuitif : il en résulte dans sa peinture une tendance à être intérieur et extérieur à la fois dans un mouvement de va-et-vient proche du vertige. Dans ses grands dessins à l’encre, Christine Jean provoque la rencontre de l’angle droit et du fluide, du solide et de l’instable, du permanent et du fugitif, jusqu’à accueillir le hasard.
Transcendant les frontières en passeurs de lumière, les créations du duo Parhélie – Florence Tassan Toffola & Hugo Verlinde – naissent du rapprochement de deux disciplines, le verre et l’art numérique, et de leurs interactions possibles. La lumière est le verbe et le verre son réceptacle, fonctionnant comme une brèche où l’infini se laisse entrevoir. Conçu avec des couvertures de survie, le cercle d’or d’Azul Andrea évoque également l’infini, à l’instar des sculptures en altuglas de Jean Isnard qui, par leur jeu de transparence, ne ressemblent à rien de connu, ou encore des pelotes de Lee Minho, objets sphériques au sens étymologique, qui symbolisent un labyrinthe sans fin, un anneau circulaire tournant sur lui-même éternellement.
En peinture, Stéphane Erouane Dumas nous offre une pluie de lichens volatiles, particules de lumière se déployant dans un espace-temps indéfini. Guy Ferrer se demande si le chef-d’œuvre est une chimère, tandis que Brigitte Moreau-Serre pratique une peinture figurative habitée par une mystique d’énergie et d’espérance.
Célébrant les mystères de la faune sauvage capable à l’instinct de se diriger ou de communiquer, l’iconographie animalière est au cœur de plusieurs propositions, comme la sculpture suspendue de Florence de Ponthaud qui use de grillage poulailler pour donner corps à un oiseau virevoltant. Marine Gateff observe les règles générales de vie selon les loups pour mieux dormir à la belle étoile et la figure du canidé est également présente dans la peinture d’Anne Brégeaut avec son loup hurlant à la nuit. Admiratrice de Gustave Doré, Françoise Niay se définit comme “bestiairologue” : dessinant exclusivement au pastel, elle arpente les routes, armée de rouleaux de papier grands comme des tapis, sur les traces des botanistes voyageurs du XVIIIe siècle. Entre conte de fée et apocalypse, Karin Crona dessine à l’encre de Chine un monde singulier peuplé de femmes hybrides et d’insectes. Claire Fanjul puise dans le répertoire des artistes primitifs flamands pour graver et dessiner sur des œufs d’autruches une faune hybride et fantastique rappelant les bestiaires du Moyen Age. Enfin, avec Bestiaire 2000 et sa suite de 60 animaux, Horst Haack nous conte la comédie humaine en une installation.
D’après La fascination de l’étang, une nouvelle de Virginia Woolf, Joël Brisse imagine une carpe géante prête à avaler la vie qui l’entoure, quand Léa Dumayet fait léviter un os de seiche et que Caroline Secq crée un trou noir composé de déchets et de matériaux plastiques qu’elle collecte sur les plages. Le vidéaste Haïm Kern nous parle d’une étoile de mer rouge qui rêve d’envol et d’évasion mais se retrouve sur le sable. Enfin, Martin Wielanek nous livre, échoué sur la grève, un Petit Prince qui n’aurait donc jamais regagné sa chère planète.
Du 15 septembre au 7 novembre 2021
Vernissage : mercredi 22 septembre à 18 h 30
Biennale d’Issy : www.biennaledissy.com
Musée Français de la Carte à Jouer, 16 rue Auguste Gervais, 92130 Issy-les-Moulineaux
Du mercredi au vendredi de 11 h à 17 h – samedi et dimanche de 14 h à 18 h
Photos : Véronique Spahis