Livre, pain & espace, les 3 essentiels pour un voyage réussi au FRAC de Marseille

Marseille est la terre de tous les contrastes. Ancienne métropole phénicienne, grecque, romaine, arabe, la cité massiliene est autant la bouche de tous les maux de la Gaule (peste, choléra) puis de la France que celle de toutes leurs vertus artistiques et culturelles. Elle ne deviendra jamais capitale de l’Union de la Méditerranée, auto-décomposée après le désastre diplomatique français de 2008 en Lybie et Cyrénaïque ; alors se réveillerait elle sous d’autres auspices que sous le crépitement de la kalachnikov et du pistolet automatique ?                  

Nu, Barreto faisait une entrée fracassante au MUCEM dés la rentrée et le FRAC Provence Alpes Cote d’Azur, fort d’une triple proposition commence très bien aussi. Jean-Christophe Norman ouvre le bal avec un accrochage spectaculaire : Brouhaha. Le visiteur-spectateur, tel Ulysse dans sa trière pourra y faire un voyage d’envergure, cartes et livres en main. Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger s’attèlent à faire fonctionner tous les sens avec leur maxi installation Copain, hymne au pain et au levain. L’anthropologue du caillou Lara Almarcegui fait une proposition audacieuse avec les Friches Rio Tinto à l’Estaque.                                                                       

Le Fond Régional d’Art Contemporain s’intègre sans complexe dans la vie marseillaise locale et populaire. C’est fenêtre sur cour tous les jours. Les habitants du quartier ont pignon-sur-musée, épinglé d’écailles de verre et signé Kengo Kuma. C’est Marseille !

Brouhaha

Pour cette exposition monographique, Jean-Christophe Norman puise une fois n’est pas coutume dans le matériau du livre, le plaçant cette fois du côté de la picturalité, du paysage et de l’environnement, sous le commissariat de Muriel Enjalran et Pascal Neveux.

Le texte, le livre et la littérature sont la matière première de Norman. L’artiste réécrit  totalement l’Ulysse de James Joyce sur la surface du globe et sous la forme d’une ligne tracée à la craie sur le bitume des villes traversées dans une performance incensée. Tokyo, Paris, Buenos aires, New-York, Palerme, Phnom Penh, se sont imprégnées du texte de Joyce, immiscé dans le rythme du monde, au cœur des villes et dans le brouhaha de leurs habitants.              

Le Plateau 1 du FRAC, véritable Ithaque éphémère du XXIeme siècle abrite un certain nombre d’œuvres de grande échelle composée d’une multitude de petits formats, des pages de livres acrochées les unes après les autres offrant un paysage littéraire, ensemble de fresques inédites ds le parcours de l’artiste. Ces ensembles dialoguent avec une série recouverts d’encre et de graphite, documents qui témoignent tous de cette alégorie épique Ulysses, a long way.

2021 sonne l’épilogue de ces 10 ans de réécriture d’Ulysse et de preformances dans une vingtaine de villes autour du globe. Le fim Brouhaha, réalisé par Julien Devaux réécrit le monologue final d’Ulysse de Joyce dans les rues de Marseilles, à même le sol et les routes, au milieu de la ville. La réécriture terminée, le livre de Joyce fut ensuite frotté contre les bâtiments de la ville, se désagrégeant dans l’atmosphère. « Ashes to ashes », poussière à la poussière. Cette réécriture se veut à la fois fragment qui respire et œuvre musicale

Buenos-aires et la culture porteno, venue du port ont marqué l’artiste. La culture du tango vient du bord, de la bordure. Il n’y a qu’un pas pour évoquer ce Livre Noir rassemblant les œuvres complètes de Borges figées dans la Pleiade. Le recouvrir ainsi d’encre, de bitume et de graphite n’est pas un geste iconoclaste, mais une invitation à la lecture. Les caractères y sont d’ailleurs lisibles. Il s’agit du livre ouvert de la vie, passage obligatoire du voyage, empreint de poésie, très opposé à l’idée conceptuelle de Bernar Venet d’un ouvrage totalement noir dont les pages ne comporteraient ni texte, ni image.

La carte marine ou terrestre est l’outil indispensable du voyageur. Les randonneurs endurants se déplacent aujourd’hui grâce au GPS, dépourvu de toute poésie, tout comme les tablettes de Hockney. Norman dirige les pas et le cerveau de son spectateur au sextant. On le retrouve en Indochine après la lecture d’Un barrage contre le Pacifique de Duras. A peine obsessionnel, il se rend à Phnom Penh avec l’idée de trouver quelqu’un capable de dessiner de mémoire l’appartement où notre très nationale et cochinchinoise Marguerite aurait vécu, afin de reproduire ses propos, pour les croiser avec la surface du Mékong sur une embarcation. Bingo ! Le réalisateur Benoît Jacquot (Les ailes de la colombe, Journal d’une femme de chambre…) est dans les parages. Il a connu Duras, l’idée le séduit et apparait ce dessin sur papier A4. Ensuite, vint le temps de la restitution : films, photos, dessins ? Finalement, ce sera un récit publié sous le nom de Grand Mékong Hôtel. La pièce écrite de 140m² a été exposée dans la nef du MACVal en 2020, prenant toute la paroi du musée.

À travers ses peintures réalisées sur les pages de livres, Jean-Christophe Norman expérimente les possibilités infinies de la couleur : il travaille un seul pigment qu’il dilue à l’encaustique, laissant apparaître des variations de motifs aux intensités diverses. Associé à la découverte de l’exposition Brouhaha, l’atelier invite à s’inspirer et transposer ces effets du côté de l’aquarelle, en créant un dessin à partir d’une couleur unique et de la technique du lavis, en se laissant porter par les hasards de dilution, de transparence et d’opacité. A bord de ces 1400 pastilles bleue, le bateau disparait de la surface

Copain

Hymne au pain et à ceux qui le fabriquent, boulangers et amoureux du pain en tout genre, l’exposition COPAIN des artistes suisses Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger porte un regard neuf sur cet aliment dont l’histoire débute avec les prémices de l’agriculture qui n’a cessé d’évoluer depuis.

L’industrialisation du pain a littéralement avalé la majeure partie de ses variétés. De nombreuses boulangeries ont disparu, d’autres ont purement été transformées en congélateurs. Pourtant, la culture du pain fait preuve d’un regain d’intérêt. L’allergie au gluten serait-elle un leurre et l’agriculture industrielle aurait-elle des responsabilités ? Le travail de Gerda et Jörg est une projection sur le temps qui passe. Il nous permet de réfléchir sur la production industrielle et leurs additifs, bonnes et mauvaise bactérie inclues. Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger souhaitent que leurs pains soient exposés mais aussi mangés. 

Aliment de base dans de nombreuses cultures, le pain se métamorphose selon l’endroit de la planète où il est produit, avec des goûts, des formes et des symboliques diverses : Navette de Marseille, Mains de Nice… Il y aussi les pains inventés, pains jetés, pains rituels, pains artificiels, pains industriels, pains d’engrais, pains de pierre, pains germés, pains d’âme, pains brulés, les Tirggel, pains d’étoile, pains empaillés, pains de nuage, pains tressés, pains des insectes, pains les plus durs du monde, pains sulfite d’ammonium caramel, pains salé, pains du paradis et les pains qui manquent.

Non seulement, cette exposition fait découvrir au public le pain sous toutes ses formes et sa diversité, mais au travers d’une scénographie immersive, elle l’invite à participer, préparer la pâte, observer la cuisson, à prendre le temps de déguster le pain réalisé. Le pain devient une sculpture comestible et devient une expérience qui ouvre tous les sens, les mains, les yeux, le nez et les papilles gustatives. Ici nos deux artistes suisses le cuisent comme une sculpture. L’odeur est évidemment perceptible mais on en ressent aussi le gout. Le pain est très visuel. Il n’y a qu’à voir ses représentations venant du monde entier. Le pain s’écoute. Son craquellement ressemble à l’effondrement d’un glacier, en plus tendre. Le pain a de l’esprit. Tant de bons mots et de bons sentiments s’en échappent. Rappelons cette expression parlant d’un brave homme : « …Ah, il est bon comme le bon pain ! »

La fabrication et la notion de partage sont le moteur de cette exposition. La démarche artistique des deux artistes s’étend à des partenariats avec des agriculteurs, des moulins, des boulangers (Panificateur, Pain Pan, et Le bar à pain…) et s’enrichit de la collaboration de l’autrichien de Carinthie Philipp Kolmann. Food-designer, l’artiste se veut sommelier du pain et travaille sur la fermentation du levain et de l’eau. Surprise de la chimie, son breuvage devient pétillant le soir. Il appelle ça le « farmer champagne ». Son champ d’action s’étend sur deux principes : les odeurs et le paysage. Artiste itinérant à découvrir, en atelier, dans les restaurants ou dans les musées !

Grâce à l’ajout de l’eau, du sel et de la farine, le levain se transforme. C’est le début d’une vie microbiotique. Nos deux artistes insistent sur le passage de la graminée sauvage, prenant l’exemple de celle du Liban qui se transforme en alimentation active. Pas forcément toujours positive : L’ergot est un champignon parasite du seigle et autre céréale contrariée qui contient des alcaloïdes responsables de l’ergotisme, en particulier l’acide lysergique dont fut dérivé le LSD. C’est le début de la manipulation entre l’homme et le blé mais aussi à contrario entre le blé et l’homme. Ainsi, l’homme arrête sa nomadisation et commence à cultiver. De chasseur pécheur, l’homo sapiens devient agriculteur. Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger ont su réaliser l’autel du pain avec beaucoup d’attention et d’émotion, sacralisant et rendant profane à la fois cet aliment du quotidien.

Les friches Rio Tinto à l’Estaque, Marseille

Lara Almarcegui travaille sur des zones de transition, attirant l’attention sur des sites abandonnés, le plus souvent vides et oubliés, en périphérie. Ces friches, envahies par la végétation, donnent les premiers signes d’un développement urbain possible dans un avenir proche.

Au moment de chaque enquête de l’artiste, ces terrains vides et en transition, demeurent parmi les seuls endroits urbains à n’avoir pas encore fait l’objet d’un usage spécifique. Ils ont échappé à tout système mis en place par l’architecture, la conception formelle ou l’urbanisme.

Produit dans le cadre de la résidence de Lara Almarcegui à la Tuilerie Monier à Marseille, organisée par l’association Voyons Voir | art contemporain et territoire, le projet sur les Friches Rio Tinto est le dernier des guides des terrains vagues de cette anthropologue du caillou. Cette publication est un portrait de ces friches, effectué à un moment spécifique de leur mutation, avant que toute décision concernant leur développement futur soit adoptée et que d’éventuelles constructions ne commencent.

À la sortie de Marseille, à L’Estaque, les friches des Riaux et de la Caudelette se situent au-dessus du port de la Lave et s’étendent jusqu’au massif de la Nerthe. Aujourd’hui connu sous l’appellation de « ex-Rio Tinto », occupant des collines abruptes, le site a été depuis la fin du XIXe siècle le siège d’activités industrielles consacrées à l’exploitation de carrières, au traitement de granulats et à la chimie. Toutes les unités de production ont cessé leur activité en 2001. Les entreprises qui en sont actuellement propriétaires ont dû conduire un vaste chantier de dépollution, encore aujourd’hui pas totalement achevé. Parallèlement, différents plans de développement du site sont en discussion. Dotées des plus belles vues sur la mer, ces friches comprennent des terrains à réhabiliter, potentiellement urbanisables, ainsi qu’une grande surface classée en zone verte inconstructible. Constituant l’une des plus importantes étendues vierges de Marseille, cet espace offrirait un refuge pour la vie sauvage. L’abandon de tout projet constructif permettrait à la nature de prospérer à son rythme, sans intrusion humaine.

Après avoir travaillé sur des marbreries, des fonderies et autres chantiers navals, Lara s’interroge aussi sur le monde du travail. Elle pose un regard sur le patrimoine vivant pour s’assujettir ensuite à la compréhension des terrains, chimiques et naturels. Ces friches, véritables espaces de liberté seraient les sarcophages d’un espace abîmé par l’industrialisation et par l’homme.

Comme le prolongement en écho à ce temps de résidence, l’exposition au Frac, au plateau expérimental, présente les photographies Friche des Riaux, un terrain industriel en processus de dépollution, Marseille, 2018, de la série « Wastelands » (1999-…) entrées dans la collection en 2018. Le guide édité autour de ce projet et librement mis à disposition des visiteurs fait partie intégrante de l’installation.

Philippe de Boucaud

Les 3 expositions jusqu’au 16 janvier 2022

FRAC Provence Côte d’Azur, 20 Bd de dunkerque, 13002 Marseille

www.frac-provence-alpes-coted’azur.org – Tél. 04 91 91 27 55

du mercredi au samedi de 12h à 19h, le dimanche de 14h à 18h.