Le Festival d’Avignon 2023 ferme bientôt ses portes, notre rédactrice Perrine Decker était présente et nous a partagé certaines pièces. En voici trois autres à noter dans votre carnet pour aller les découvrir lors de leurs passages dans votre ville !
Exit above à la FabricA,
La chorégraphe belge, Anne Teresa De Keersmaeker, présente son nouveau spectacle, cosigné par le compositeur Jean-Marie Aerts et l’autrice, compositrice et interprète Meskerem Mees.
De Keersmaeker rend hommage au légendaire bluesman afro-américain Robert Johnson, en s’inspirant de « la Tempête » de William Shakespeare.
Au sol, spirales, cercles et courbes multicolores, propres à De Keersmaeker. Une bâche en plastique devant un ventilateur annonce la tempête promise dans le titre du spectacle. Sur le mur du fond de scène, le titre : Exit Above, d’après La Tempête.
Sur scène, treize danseurs, l’interprète Meskerem Mees et le guitariste Carlos Garbin célèbrent le blues, musique de joie et de tristesse mêlées. La chorégraphe multiplie les références : il y a le blues de Robert Johnson, mais aussi la littérature shakespearienne, la peinture de Paul Klee, les mots de Walter Benjamin.
Au début, ce sont les allers et retours des interprètes qui les yeux dans nos yeux s’immobilisent, pour laisser ensuite place à un tourbillon de gestes explosifs.
Meskerem Mees commence avec la chanson « Walking blues » de Robert Johnson et met tout le monde au pas. Les chansons de cette jeune artiste flamande d’origine éthiopienne sont inspirées de la Tempête de William Shakespeare. Les textes évoquent les catastrophes naturelles, notamment la grande inondation dans le delta du Mississippi en 1927, les incendies, les cataclysmes, les tempêtes, la mort. De Keersmaeker et ses artistes n’ignorent ni l’écologie ni les ravages à venir. Les mouvements des danseurs, leurs corps mêmes portent des messages : « The end is coming closer » (« La fin approche ») « I cried to dream again » (« J’ai pleuré pour rêver à nouveau »), « Our truth is under attack » (« Notre vérité est attaquée »). Mais la noirceur des messages est sublimée par la beauté des mouvements pour nous envoyer un message fort d’espoir.
On est conquis devant les performances des jeunes danseurs, les solos de l’incroyable Solal Mariotte et les quatre guitares électriques de Carlos Garbin, qui nous font danser sur un répertoire allant du blues au folk jusqu’à la techno.
FabricA, 11 rue Paul Achard, 84000 Avignon
Antonio Placer Quartet présente leur spectacle musical Trovaores. Antonio Placer est auteur, compositeur, directeur artistique et chanteur. Il est accompagné de Javier Rivera, chanteur flamenco, Juan Antonio Suarez, guitariste, et Abel Harana, danseur flamenco.
Trovaores est d’abord un spectacle polyphonique : les voix se croisent, se superposent, glissent les unes sur les autres comme de véritables instruments. La voix du cantaor Javier Rivera bouleverse. C’est aussi un spectacle pluri-artistique : danse, musique, chant et poésie se retrouvent miraculeusement. Enfin, il est un spectacle multiculturel qui convoque la Galicie et l’Andalousie pour offrir une panoplie de références, résonances et échos. L’Espagne est convoquée dans ses multiples fantômes, époques, sonorités, se prolongeant jusqu’aux confins de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord.
Les corps travaillent pour que ce spectacle mirobolant résonne en nous, spectateurs émus. Les mains, les poitrines, les jambes, les pieds, tout devient instrument de percussion, de résonances, de battement. La danse flamenco d’Abel Harana parfait la symbiose exceptionnelle entre ces quatre artistes.
La force de ce spectacle est son minimalisme maximaliste, évoqué avec très peu de moyens : pas de costumes, pas de lumières spectaculaires, une scène très dépouillée, mais le maximum d’émotions, d’horizons culturels, d’espace-temps. Cet universalisme vient d’une histoire très personnelle, celle du chanteur Antonio Placer : ses anecdotes autobiographiques nous enchantent et nous font goûter de près le pain salé de l’exil, la douceur des souvenirs d’enfance, la nostalgie, les jupons noirs d’une grand-mère juive, grand-mère que l’on rêve tous d’avoir eue.
Théâtre du rempart, 56 rue du rempart saint Lazare, 84500 Avignon
Welfare de Julie Deliquet,
Filmé pendant quatre semaines à l’intérieur du Waverly Center de New York, Welfare (1973) de Frederick Wisemanmontre le visage kafkaïen de la bureaucratie de la sécurité sociale américaine : toutes sortes de problèmes sont montrés comme dans une encyclopédie des malheurs : enfants abandonnés et maltraités, divorce, logement, chômage, problèmes médicaux et psychiatriques. Wiseman filme les rencontres entre les fonctionnaires du centre et la masse désespérée des demandeurs, saisissant le tragique découragement suscité chez les deux parties par l’ineptie de règlements confus qui forment le système de santé. Un cercle de l’enfer que la caméra saisit sans participation, pour dévoiler avec plus de puissance l’absurde bureaucratique. Le bien-être (welfare) dont il est question dans le titre reste un mirage lointain et moqueur.
Le documentariste Frederick Wiseman a proposé à Julie Deliquet d’adapter Welfare au théâtre, et le renouvellement d’un tel matériau est pertinent dans un contexte de grande fragilité sociale.
Pour passer de l’écran à la scène, la metteuse en scène a fait des choix : la cour d’honneur s’est transformée en gymnase, espace de jeu pour les acteurs. Mais là où la caméra de Wiseman serre au plus près les gens dans des gros plans saisissants, l’immense scène de la cour d’honneur fait perdre cette proximité avec l’Autre. Julie Deliquet a dû aussi condenser : d’une cinquantaine de personnes présentes au Waverly Center de New York, il n’en reste qu’une quinzaine. Le passage du documentaire à la fiction, du zoom au « dézoom », de la masse au groupe, fait donc perdre la proximité présente chez Wiseman et l’intensité des vies tragiques qui marquent les visages. On regrette que le passage du film documentaire au théâtre documentaire soit une simple adaptation et non pas une véritable traduction.
La pièce évoque pourtant bien l’épuisement, à la fois des demandeurs désespérés que l’on retrouve chez Wiseman, mais aussi du personnel de l’établissement qui compatit, qui se bat, qui s’épuise et qui craque. L’excellent acteur Zakariya Gouram incarne une figure importante du film, laquelle cite Beckett et son En attendant Godot, dont l’absurde résonne dans de nombreuses scènes du film, mais aussi de la pièce.
Ce que l’on salue avec enthousiasme, c’est le choix véritablement politique d’ouvrir le festival avec une pièce si socialement marquée par le contemporain.
Cour d’honneur du palais des papes, Place du palais, 84 000 Avignon