« L’amour est un bouquet de violettes » chantait Luis Mariano. Albert Kahn ne lui aurait sans doute pas donné tort. L’iconographie végétale du philanthrope français se veut en effet être une « entreprise de séduction » vivante selon Luce Lebart, commissaire de la nouvelle exposition proposée par le Musée Albert Kahn, Natures vivantes, images et imaginaires des jardins d’Albert Kahn.
C’est au cœur de la propriété boulonnaise de Kahn que se dresse le très récent Musée départemental qui perpétue sa mémoire. Entièrement repensé et reconfiguré par l’architecte japonais Kengo Kuma, il a rouvert ses portes en avril 2022.
Un cycle d’exposition a alors débuté, faisant la part belle aux explorations dans les quatre coins du globe du financier, qui l’ont poussé à créer son association Autour du monde.
Dans tous voyages, il y a néanmoins un commencement, une idée principale qui sert de point de départ pour guider ou motiver ensuite le voyageur à parcourir de nouvelles contrées. Il peut s’agir d’une carte, d’un mot laissé par une inconnue, d’une envie de découvertes, … Et pour Albert Kahn ? C’est à cette question que tente de répondre la commissaire de cette nouvelle exposition.
En choisissant de représenter la composante végétale de l’oeuvre kahnoise, l’idée est en effet de montrer que « tout converge, tout s’articule », dans la collection du banquier, autour de la représentation des végétaux. Elle apparait dès lors comme la pièce fondamentale, celle qui a motivé l’esprit d’exploration kahnois.
Donner vie à la nature
La curiosité n’est donc pas un vilain défaut pour Albert Kahn. Ce dernier donnait d’ailleurs toujours le même conseil aux personnes qu’il côtoyait : « Ouvrez les yeux ». Cette note d’intention trouve un écho certain lorsque l’on déambule à travers les couloirs de cette exposition. L’on doit en effet avoir le regard attentif pour ne pas perdre une seule nuance des différents monochromes présentés. Ces images en couleurs sont révolutionnaires pour le XXe siècle.
Dans un premier temps, l’exposition se concentre sur les différents clichés floraux réalisées au sein des deux propriétés de l’homme d’affaires. L’on passe ainsi de représentations d’une nature florissante du jardin méditerranéen de sa demeure du Cap Martin, à celles non moins spectaculaires et diverses, tirées de son pied-à-terre francilien.
Le décor très sommaire des murs de l’exposition tranche avec la splendide beauté, naturelle, des Rhododendrons pris par le photographe Auguste Léon, ou bien encore de ces Spécimens d’Iris de Roger Dumas. Alignées telles une série de négatifs, ces différentes images s’illuminent petit à petit face à nous, comme si elles venaient d’être développées par un photographe sous nos yeux. Cet affichage dense, utilisant à merveille la largeur des pièces, permet de donner vie à ces végétaux.
Photographie et cinéma
Une forme de portraiture de l’objet d’étude apparaît alors. Les fleurs ne sont plus seulement des « natures mortes » comme dans la peinture classique, c’est-à-dire des bouquets sans âme et sans vitalité. Au contraire, elles dessinent les contours d’une vitalité originelle qui ne cesse d’évoluer. En opposition à cette conception traditionnelle, ces « Natures vivantes » nous offrent alors une vision bien plus réaliste et fidèle, mais surtout plus enthousiasmante, de la nature qui nous entoure.
Plus encore, cette exposition nous invite à redéfinir ce que nous appelons communément le beau. Serait-ce uniquement la splendeur des rayons dorés d’une fleur au printemps ? D’une rose à la couleur chatoyante ? Si la couleur resplendissante d’une fleur nous émeut tous, il n’en demeure pas moins que, comme tout être vivant, une plante n’est pas un élément figé. Elle est en perpétuelle mouvement. Albert Kahn l’a bien compris : la nature suggère un spectacle vibrant, car vivant.
Dans un second temps, l’exposition nous propose alors, en ce sens, une représentation animée, élaborée grâce à la collaboration entre le financier et Jean Comandon, biologiste français. Ainsi, dès 1927, le scientifique établit un atelier d’études scientifiques au cœur du jardin francilien. Il y réalise de nombreuses recherches, créant ce que l’on appelle le cinéma scientifique.
En incorporant à son œuvre le septième art, Kahn parachève ainsi son ambition. Celle de donner vie à la nature et de la faire partager, ressentir au plus grand monde. L’exposition propose notamment la projection du célèbre film La croissance des végétaux. Diffusé plus de 200 fois à l’époque, il symbolise l’idée d’un déploiement de la nature.
La proposition cinématographique permet de rendre compte de « l’évolution créatrice » théorisée par Henri Bergson. Les différents états d’une fleur traduisent en effet ce phénomène. Ainsi, d’un bourgeon de petit taille, la plante s’ouvre progressivement, jusqu’à atteindre, comme au cinéma, une sorte de « climax », d’acmé ; s’en suit enfin une progressive chute qui la fait revenir à son état quasi embryonnaire de départ.
Ouverture sur le monde
L’image de cette fleur, resplendissante lorsqu’elle s’ouvre au monde, puis refermée sur elle-même lorsqu’elle se fane, illustre bien le cheminement philosophique d’Albert Kahn.
Penseur précurseur des relations humaines, son militantisme éclairé pose la question des interconnexions culturelles nécessaires entre les peuples. A l’instar des végétaux, Kahn fait transparaître l’idée que les Hommes sont, eux-aussi, resplendissants lorsqu’ils s’ouvrent au monde. Son œuvre se lie donc à travers cette notion d’éclosion au grand jour.
Cette dimension d’ouverture, d’échange, a parfaitement été comprise et appréhendée par le Musée départemental. Ce dernier présente ainsi un regard novateur sur les Archives de la planèteau travers de diverses œuvres contemporaines inspirées de l’ethnographie végétale. L’exposition joue sur un mélange des approches en établissant une correspondance savoureuse, un dialogue pertinent, entre notre époque et le XXe siècle.
Notons ainsi Les intermittences du coeur, intriguant travail du duo d’artistes Baptiste Rabichon et Fabrice Laroche. Ces derniers se sont évertués à agrandir les quelques plaques autochromes originales qu’ils détenaient. En ressort un aplat de couleurs étrange, loin de l’éclat des clichés d’antan, mais qui participe à poser un regard neuf sur les œuvres du financier.
A ciel ouvert
Cette ouverture sur le monde que propose l’exposition, magnifiée par ces productions inédites, se conclut en beauté par un troisième et dernier temps : les jardins. Terminer par la découverte ou la redécouverte de ces derniers apparaît, en effet, nécessaire à la suite de cette visite.
En effet, c’est avec un regard neuf et davantage alerte que l’on réévalue alors la beauté et le calme de cet écrin de verdure. Conçu comme un jardin dit « de scènes », il parfait superbement la visite, sublimant le projet kahnois en le rendant tangible.
Sur quelques hectares, l’on passe ainsi du style japonais si cher à Kahn, à son premier amour : la forêt vosgienne. Se déploie alors, devant nous, le fameux « Jardin extraordinaire » de Charles Trenet, celui « loin des noirs buildings et des passages cloutés ».
Véritable ode à la nature, l’art d’Albert Kahn fait, il est vrai, également écho au développement concurrent et concomitant de l’urbain face à la nature, du gris face au vert. Autant de débats que nous connaissons d’autant plus aujourd’hui avec la survenance de la question climatique.
Accorde-t-on suffisamment d’importance à l’environnement qui nous entoure ? Le connaissons-nous réellement ? Ces interrogations, suggérées par l’exposition, fleurissent dans nos esprits lorsque nous déambulons à travers ces allées verdoyantes. Sans doute parce que nous ne sommes peut-être pas que de simples visiteurs, mais bien des acteurs de la nature et de sa préservation. A nous de lui accorder la place qu’elle mérite.
Gabriel Moser
Du 30 avril au 31 décembre 2024
Musée départemental Albert-Kahn, 2 rue du Port, 92100 Boulogne-Billancourt
Du mardi au dimanche de 11h à 19h (pour la période d’avril à septembre) – 8,00 euros Tarif plein ; 5,00 euros Tarif réduit. Les tarifs incluent un accès aux expositions et une entrée pour le jardin.