Un voyage à Cognac de Laurence Benaïm

« C’est un royaume de chair plein d’esprit, un monde rond qui ne se laisse pas réduire à un trait, c’est le temps du cognac, celui qui persiste en moi, comme un rêve sans fin »

Entre plaines et plateaux, forêts et bocages, champs et vignes, l’ugni blanc trace ses lignes ondulantes. Les routes sont bordées de cours d’eau qui se faufilent entre deux maisons, comme des miroirs coulant aux pieds des sauces pourpres et des érables noisette. Du chemin de Chêne au Maine Imbert, du Puyratier à La Bataille, des Dix Journaux aux Couturiers, le paysage cognais est un patchwork de parcelles, un tapis végétal ponctué de bosquets. Poiriers sauvages noyers, aulnes, cormiers et mêmes amandiers, plantés sur le talus, buissonneux au milieu des vignes.

La vigne est le laboratoire à ciel ouvert d’un monde irréductible à des solutions aussi miraculeuses que dévastatrices de l’écosystème.

Sentir les têtes. A Cognac, la distillation est un art. Depuis le XVIIe siècle, les Charentais l’ont conçu double. Ils en ont fait une marque de fabrique et d’excellence, grâce à la « repasse ». Les raisins ayant été foulés au pressoir, le jus ayant fermé dans des cuves de vinification, la distillation commence à l’automne. Les arbres roussissent et tout le paysage semble gagné par les émanations du chauffe-vin. Les mots à leur tour fermentent, brouillés, débourrement, eau-de-vie, eau de vin, eau-de-vie rassise, moût concentré, moût de raisin, c’est l’automne qui remue. Les vapeurs montent dans le chapiteau de cuivre, avant de cheminer dans le col-de-cygne ; contenues dans un serpentin, elles refroidissent.

Savoir maitriser les débuts de « coulage de tête », c’est là que tout commence. Une chaudière bien réglée est la clé pour libérer les composants aromatiques et arriver à l’ampleur, la bonne persistance en bouche. En chauffant, le vin se cabre et s’arrondit, seaux, paniers, entonnoirs, c’est une jeune accouchée qu’il faut surveiller de près. Deux cycles par vingt-quatre heures, on se hâte lentement, pommes cuites, ananas de chaudron, les parfums roudoudou débarquent sans crier gare, une belle fleur des vignes. Encore faut-il que le jus clair ait été repompé, que l’incorporation des levures ait bien dégradé les sucres. C’est le temps de la lie. Les pépins, les pellicules, les rafles, l’escorte végétale dite « râpe » ou « marc de raisin » a disparu. Premières brumes, feuillages d’or, miracle d’une nature en ébullition. Les experts veillent à la transformation du vin blanc clair en eau-de-vin qu’ils souhaitent « fine et élégante ».

La coupe est le moment où il n’est pas question d‘être ailleurs que devant la chaudière. Tout se joue en quelques secondes. Ici, il faut des années d’apprentissage pour maîtriser ce qui permet ou pas à un vin d’être « culotté », à une eau-de-vie de se déployer dans le temps. Un litre d’eau-de-vie exige dix litres de vin. Opération à haut risque, tant que la couche de lie brûlée au fond de la chaudière et le goût de « rimé » peuvent compromettre l’harmonie aromatique. L’eau ruisselle, la chaleur se répand, mais rien, pas une seconde d’inattention ne doit altérer les points de coupe ; rester droit parmi les vapeurs d’alcool c’est surveiller de l’intérieur le ventre du temps et de la terre.

A la vôtre !

Christian Duteil

Un voyage à Cognac de Laurence Benaïm. Dessins d’Aurore de La Morinerie.

Editions Flammarion – paru le 12 avril 2023 – 112 pages – 21 €